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Le sens de la formule

- PHILIPPE DELERM

C’est du Feydeau ! On dit ça à propos d’un imbroglio amoureux inextricab­le, pour en condamner la mécanique complexe, avec une nuance de pitié pour cette gymnastiqu­e amoureuse réduite à des courses éperdues et des mensonges. Vu d’un peu loin, ça semble surtout fatigant.

C’est du Hitchcock ! Une fois pour toutes, on a décerné au réalisateu­r de Psychose l’apanage de la frayeur à deux mains agrippées au bord du précipice, de l’angoissant silence des oiseaux amoncelés dans la pièce fermée où ils reculent perverseme­nt le moment de se déchaîner contre l’héroïne. On ne dit plus beaucoup « c’est du Mauriac ». On lit tellement moins Mauriac. Dommage. Dans l’euphorie même, du Mauriac, c’était juste ce qu’il fallait pour dénoncer l’étouffemen­t des rancoeurs familiales, les turpitudes provincial­es amères et pourrissan­tes.

C’est du Chabrol le dit un peu moins bien. Mais on dit « c’est du Modiano », même si on n’est plus dans l’équivoque de l’Occupation. Du Modiano, c’est-à-dire des immeubles parisiens à double entrée, par où des personnage­s mystérieux échappent on ne sait trop à quoi, et laissent dans l’air une bouffée indécise de mystère, qui prend le nom des rues et les rend étrangères. C’est du Mozart est incontesta­ble, et n’évoque ni le Requiem ni les opéras. C’est du Mozart : une grâce répandue sur le monde, une légèreté idéale que l’on pensait n’avoir plus méritée. Bach recueille au moins autant les suffrages des mélomanes, mais on ne dit pas « c’est du Bach », comme si l’essence de son talent ne pouvait s’accoupler à une sensation terrestre.

Il y eut une époque où le cinéma européen enfantait à la fois des univers et du style. On disait facilement « c’est du Fellini » à propos d’une scène onirique et monstrueus­e. On le dit moins. Jacques Villeret pouvait se permettre d’évoquer dans un sketch l’atmosphère d’un film suédois en alternant la musicalité des coups de vent et la rudesse syncopée d’un dialogue faussement inexpressi­f. On ne s’y trompait pas, et l’on disait « c’est du Bergman ».

Parfois, c’est seulement le danger de l’hiatus qui a fait préférer l’adjectif : on dit « c’est kafkaïen », « c’est hugolien ».

Et ce serait faire injure à Marcel Proust de dire « c’est du Proust ». On se console en disant « c’est proustien », même si l’on sent bien que ça ne convient pas vraiment.

C’est du… C’est fort, cette soumission du réel au pouvoir d’un créateur, cette connivence. On parle de vie, de sensations parfois très simples, mais reconnues, filtrées par un regard. On est bien passagers de la même aventure, car tout ce que l’on vit, c’est du Balzac, du Bruegel, du Truffaut, du Renoir. L’oeil de l’artiste est devenu matière. C’est par lui qu’on existe.

ON EST BIEN PASSAGERS DE LA MÊME AVENTURE, CAR TOUT CE QUE L’ON VIT, C’EST DU BALZAC, DU TRUFFAUT, DU RENOIR

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