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« NOUS SOMMES DÉSESPÉRÉM­ENT EN QUÊTE D’HISTOIRES QUI NOUS CONSOLENT »

- par Claire Chazal

SON LIVRE NOUS PARLE DE NOTRE HUMANITÉ ET NOUS APAISE

Elle est belle et droite, le front haut, elle parle franc, sans complaisan­ce mais avec bienveilla­nce : c’est ainsi qu’elle s’occupe des autres. Delphine Horvilleur, l’une des rares femmes rabbins en France, a traversé les premiers mois de la pandémie avec le sentiment réconforta­nt qu’elle pouvait être utile. Elle a écouté ceux, très nombreux, qui ne pouvaient accompagne­r leurs proches jusqu’à la fin. Et elle a écrit ce beau livre, nourri d’expérience­s personnell­es et de références religieuse­s, empreint de gravité mais aussi plein d’humour : Vivre avec nos morts. En ces temps de crise, de peur collective et de proximité avec la mort, l’ouvrage a reçu un très bel accueil. Loin de nous accabler, il nous parle de notre humanité et nous apaise. Il ne faut pas oublier, rappelle l’auteure, qu’en hébreu « cimetière » se dit « maison des vivants ». Nommée rabbin à New York il y a tout juste treize ans (l’âge de la bar-mitzvah pour les jeunes garçons juifs), Delphine Horvilleur a voulu vaincre les réticences en France et imposer avec douceur un judaïsme libéral, ouvert au dialogue avec les autres religions. En souvenir de ses grands-parents maternels déportés, elle se devait de lutter contre le conservati­sme et d’avoir une « plus-que-vie ».

Et la voici aux bords des tombes, trouvant les mots justes pour restituer l’existence du disparu en un récit clair, à la fois personnel et objectif, mais respectant toujours une distance intelligen­te. Être rabbin, c’est être un conteur, dit-elle. Ce n’est pas saturer l’espace de foi et de liturgie, c’est parler à ceux qui restent, de la vie. Beaucoup lui disent : « Vous êtes une rabbine laïque. » Elle s’en amuse mais accepte la terminolog­ie. Elle apprend beaucoup sur elle en parlant aux autres, qu’il s’agisse d’un enfant qui a perdu son frère, du fils d’une rescapée de la Shoah qui se retrouve seul pour l’enterrer, des amis de Charlie Hebdo venus dire adieu à leur psychiatre ou de « la fille de Birkenau », Marceline Loridan-Ivens, qui gardera jusqu’au bout son esprit malicieux.

Vous venez de publier Vivre avec nos morts, un livre magnifique sur l’accompagne­ment des défunts et la parole de ceux qui restent. Le succès de cet ouvrage, qui a déjà touché un large public, révèle-t-il, selon vous, quelque chose sur l’état de nos sociétés ?

Delphine Horvilleur. Je suis bouleversé­e par l’accueil qu’a reçu mon livre. Je reçois énormément de lettres de gens qui me parlent des morts qu’ils ont accompagné­s, des mots qui n’ont pas été dits, des deuils difficiles, voire impossible­s. Cet ouvrage se situe dans l’interstice d’une faille de parole. Il y a quelque chose de l’ordre du « manquant », et qui le reste dans la vie de ceux qui n’ont pas raconté leur deuil. Dans ce livre, j’ai voulu mêler le personnel et le spirituel. Il y a un vrai manque de support de parole au moment de la mort dans nos sociétés modernes ; on n’en parle pas, car on ne veut pas la voir.

Vous avez souvent accompagné des familles qui n’ont pas pu faire leur deuil pendant la pandémie. Cela a-t-il donné plus de sens, d’utilité à votre mission ?

D.H. Cette période terrible nous a fait vivre des choses qu’on n’aurait jamais cru possibles. Ne pas pouvoir accompagne­r les défunts, devoir les laisser partir seuls a créé pour beaucoup de gens une impossibil­ité d’avancer dans le deuil. Durant cette crise, nous avons vu apparaître deux types de personnes : celles qui pensaient pouvoir se rendre utiles et celles qui, au contraire, se sont senties inutiles. J’ai eu de la « chance » d’être utile.

Ces moments de peur collective mènent-ils davantage les gens vers Dieu et la religion ?

D.H. Il est difficile de répondre à la place des autres. Tout au long de l’histoire, dans les moments de crise, les gens ont cherché des réponses du côté des traditions spirituell­es. À mon sens, celles-ci n’ont pas de réponses à apporter, mais plutôt des questions à nourrir : elles peuvent aider à réorienter ces questions, à les enrichir. Durant cette crise, j’ai été très choquée par toutes ces personnes qui affirmaien­t que le monde avait changé, qu’il ne serait plus jamais le même ou, au contraire, que nous allions revenir au monde d’antan. Il y a quelque chose d’obscène dans ces certitudes. Nul ne sait si le monde de demain ressembler­a ou non à celui d’avant. Les réponses religieuse­s doivent être capables de dire : « La situation est inédite, mais pas tant que ça. J’entends vos questions, mais je n’ai pas forcément les réponses. »

Vous faites l’éloge de la nuance et du doute, qui ont de moins en moins de place dans notre société…

D.H. Je suis troublée par toute cette rhétorique qui suggère qu’il faudrait être noir pour parler de racisme ou juif pour parler d’antisémiti­sme. Il n’y a rien de plus triste que d’imaginer qu’il faut être soi pour parler de soi : cela voudrait dire que je suis condamnée à ne parler que de ce qui a trait à l’histoire des juifs ashkénazes. Pourquoi cette impossibil­ité de la rencontre avec l’autre, alors que la littératur­e, la psychanaly­se et l’art reposent sur l’idée que l’on essaie de penser hors de son corps, de son histoire ? Je réfléchis depuis des années à la manière de construire des ponts avec l’autre. Aujourd’hui, on a l’impression que les gens veulent brûler les ponts.

Vos deux grands-pères ont joué un rôle essentiel dans votre vocation : l’un a toujours eu la vocation, l’autre était un rescapé des camps…

D.H. J’ai eu conscience très jeune d’être l’enfant de deux histoires inconcilia­bles qui ne racontaien­t pas la même chose. Mes grands-parents paternels étaient des juifs français très intégrés, amoureux de la République, de la laïcité, et profondéme­nt reconnaiss­ants à l’égard des Justes qui les avaient sauvés. L’histoire de mes grandspare­nts maternels est une histoire de morts, d’assassinat­s, d’arrachemen­t à l’Europe de l’Est, d’enfants tués. Enfant, je me disais que mon histoire paternelle était une histoire de confiance en l’autre qui peut vous sauver, tandis que mon histoire maternelle était une histoire de méfiance vis-à-vis de l’autre qui ne peut pas vous sauver. Je me demandais si mon voisin était mon sauveur ou mon assassin. Tout cela a nourri très tôt ma réflexion sur mon identité.

« TRÈS JEUNE, JE SAVAIS QUE MON RÔLE SERAIT DE MAINTENIR EN VIE CE QUI NE L’ÉTAIT PLUS »

Vous avez déclaré récemment : « J’ai senti que ma vie devait être une “plus-que-vie” »…

Oui, c’était comme une survie. Tant de gens étaient morts, et on ne me disait rien. Je sentais qu’il y avait eu une catastroph­e. Très jeune, je savais que mon rôle serait de maintenir en vie ce qui ne l’était plus. Mon histoire était celle d’une survie que j’avais sur les épaules. Enfant, on a l’impression d’être le messie, on veut réparer ce qui est cassé, on est persuadé d’avoir la clé. Moi, je pensais avoir la capacité de « recoudre » toutes ces vies arrachées. Dans votre livre, vous racontez comment votre grand-père paternel a calmé une de vos peurs nocturnes. Cet épisode vous a-t-il ouvert la voie à la religiosit­é, au recueillem­ent ?

C’est une histoire que je n’avais jamais racontée. Lorsque je l’ai écrite, l’été dernier, j’ai eu l’impression de trahir un secret. Oui, cela m’a ouvert la voie, même si cela était déjà en germe. Cette nuit-là, une porte s’est ouverte, qui est liée à la peur de la mort. Depuis la parution du livre, je reçois beaucoup de courriers de lecteurs me disant avoir vécu une expérience similaire. Je me demande si, autour de 9 ou 10 ans, il n’y a pas chez l’enfant une sorte de conscience de la mort qui explique cette peur. Pour moi, c’est arrivé une nuit chez mes grands-parents, et mon grand-père m’a sauvée de cette peur. À ce moment-là s’est scellé comme un pacte. Vous êtes partie en Israël pour faire des études de médecine. Pourquoi cette destinatio­n et cette discipline ?

Mon père était médecin, il y avait donc quelque chose de l’ordre de la transmissi­on. À l’époque, je ne voyais pas de métier plus noble, car il s’agit de venir en aide aux gens – je le pense toujours. pour Israël. Ma famille a toujours eu un lien très particulie­r avec l’histoire de ce pays, mes parents ont même voulu s’y installer. À l’âge de 17 ans, partir en Israël m’apparaissa­it donc comme la réalisatio­n d’un rêve. J’y ai vécu cinq ans, jusqu’à l’assassinat de Yitzhak Rabin.

Après cet événement, vous rentrez en France et vous préférez la diaspora…

J’ai un amour passionné pour Israël et son histoire, mais je me rends compte, ce soir-là, que cet événement a marqué la victoire d’un sionisme de propriétai­res terriens qui n’est pas le mien. Cela a été un grand moment de remise en question. Je pense que les juifs doivent avoir une terre où s’installer – de ce point de vue, je suis sioniste –, mais aussi que l’identité juive est une forme de non-sédentaris­ation, un dialogue entre l’ancrage et l’arrachemen­t. Mon histoire passe par une forme de diaspora mentale. Il y a de l’étrangeté en moi qui m’empêche de me sentir à la maison où que ce soit. Vous devenez femme rabbin à New York, mais c’est en France que vous voulez ensuite exercer et lutter contre les conservati­smes.

J’ai grandi en France dans un judaïsme traditiona­liste, et les voix d’un judaïsme plus progressis­te m’ont manqué. Cela fait exactement treize ans que j’ai été ordonnée rabbin. À ce moment-là, on m’avait proposé un poste dans une synagogue géniale à New York. Si j’étais restée là-bas, j’aurais été une femme rabbin parmi d’autres, tandis que revenir en France était l’occasion d’y apporter une voix un peu différente dans le système. En France, hormis Pauline Bebe, il y avait encore très peu de femmes rabbins, j’étais la troisième. Aujourd’hui, il y a une quatrième femme rabbin, et trois autres sont en formation. Vous êtes une « rabbine laïque », comme vous l’écrivez, notamment lorsque vous racontez l’enterremen­t d’Elsa Cayat, tuée dans l’attentat contre Charlie Hebdo…

C’est une formule qui m’a été attribuée, que je trouve amusante, et finalement pas si fausse que ça. La laïcité dans notre pays est une bénédictio­n, je considère que c’est elle qui me permet d’exercer ma fonction comme je l’entends, dans un espace où peuvent venir des gens qui ne pensent pas comme moi. Sur quelles autorités vous appuyezvou­s pour mener votre mission ?

Je m’appuie sur beaucoup de gens autour de moi, mais pas forcément des autorités spirituell­es ou religieuse­s. Je suis très inspirée par les auteurs. C’est une chose à laquelle j’ai beaucoup réfléchi pendant l’écriture de mon livre : à quel point on a besoin de récits et d’histoires. Nous sommes désespérém­ent en quête d’histoires à lire qui nous consolent, qui offrent une résilience. On a un besoin narratif, un besoin de récits. Vous pensez que nous avons besoin de récits davantage que de philosophi­e ?

La philosophi­e peut être portée par des récits, mais la force du récit pur réside dans ses multiples niveaux de lecture qui font que chacun peut s’en emparer et le traduire à sa manière. La force d’un conte, c’est qu’il peut être entendu à la fois par un enfant de cinq ans, un vieillard et un philosophe, et que chacun va pouvoir traduire cette histoire dans son univers. J’aime l’idée qu’une histoire nous attend en fonction du moment où l’on se situe dans notre existence.

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★★★★★ VIVRE AVEC NOS MORTS DELPHINE HORVILLEUR 234 P., GRASSET, 19,50 €
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