DU CLUB DES CINQ À LA SÉRIE NOIRE, CAVIARDAGE À TOUS LES ÉTAGES
Après la mort d’un auteur, et passé un délai qui varie d’un pays à l’autre (soixante-dix ans en France), son oeuvre tombe dans le domaine public. N’importe qui peut alors en user comme il l’entend. Il existe une « exception française » : au nom du « droit moral », l’auteur et ses descendants peuvent s’opposer à ce qu’ils considèrent comme une « dénaturation » d’un texte (coupe, remontage, etc.). Ce droit moral que le monde nous envie ne peut évidemment s’appliquer qu’à des oeuvres relativement récentes. S’agissant de textes immémoriaux, tout le monde peut en faire à sa guise, en France comme ailleurs. Le cas des Aventures de
Huckleberry Finn est souvent cité en exemple, le roman de Mark Twain paru en 1884 ayant été régulièrement censuré aux États-Unis au nom de la « bonne moralité ». Le dernier caviardage date de 2011, lorsqu’un éditeur a voulu remplacer toutes les occurrences du terme nigger (« nègre ») par le mot slave (« esclave »).
La France n’est pas en reste, avec notamment la célèbre collection de la « Bibliothèque verte », créée en 1923 par les éditions Hachette et dont les publications n’ont cessé d’être raccourcies dès le début des années 1950. Une étape a été franchie à partir des années 2000, quand les nouvelles versions de séries telles que Le Club des Cinq ou Alice ont été « revues à la baisse » avec le remplacement du passé simple par le présent, la suppression de descriptions jugées trop longues ou « offensantes » (exit les enfants battus ou la méfiance que l’on peut éprouver à l’égard de la police…).
Terminons sur une note positive en évoquant le caviardage à grande échelle de romans policiers américains par la « Série Noire », créée chez Gallimard par Marcel Duhamel. Titres changés, style volontairement argotique, intrigues simplifiées et raccourcies donnant la priorité à l’action au détriment de la psychologie : la transformation de textes subtils en « romans de gare » pour lecteurs pressés a eu pour conséquence inattendue d’influencer en profondeur la façon d’écrire de ces grands stylistes – et amateurs de polars – qu’étaient Camus, Sartre et les « nouveaux romanciers ». Au point que l’on peut se demander si l’écriture « blanche », voire « béhavioriste », n’est pas une pure et simple invention de ce traducteur-traître de génie qu’était Marcel Duhamel.