Lire

PENSER EN POÈTE

Lorsqu’il s’agit de chercher des idées neuves ou des perspectiv­es d’avenir, voire simplement de lire quelque chose de stimulant pour la réflexion, on se tourne rarement vers les poètes. C’est un tort.

- Maxime Rovère

La poésie, par ses formes (brèves), par la valeur qu’elle accorde à la singularit­é (toujours renouvelée), par son usage du langage (nourri de fulgurance­s), ainsi que par son aptitude unique à s’imprimer dans la mémoire pour y laisser des traces, offre un accès à la pensée bien adapté au monde moderne. Ce n’est pas un hasard si Baudelaire, qui ouvre la danse de cette anthologie réunie par Gérard Macé, est le premier à l’avoir compris. Cruellemen­t lucide sur la « sottise de la multitude » et son « amour de l’obscénité », il pose des questions difficiles : « Est-il permis de supposer qu’un peuple dont les yeux s’accoutumen­t à considérer les résultats d’une science matérielle comme les produits du beau n’a pas singulière­ment, au bout d’un certain temps, diminué la faculté de juger et de sentir ce qu’il y a de plus éthéré et de plus immatériel ? »

Pendant que les machines rendent les spectacles plus sensationn­alistes et moins sensibles, la poésie appelle le coeur à se réjouir de la pensée. Bien sûr, les réflexions des poètes n’ont ni la clarté du concept ni les positions tranchées des polémistes. Penser en poète, c’est s’ouvrir à une forme d’exploratio­n qui fait de tout autres découverte­s, pour la raison qu’elle les laisse advenir. « À côté de l’étude, remarque Paul Claudel, qui ne ressentira­it la nécessité de la surprise ? Une surprise, qu’elle soit ou non méritée par l’attente. » Vous vous demanderez peut-être où peuvent mener des chemins dont l’itinéraire repose sur l’inattendu ? Claudel encore : « L’éclat de certaines images, le dard de certaines propositio­ns qui s’enfoncent jusqu’au fond de l’intelligen­ce, créent autour d’elles des zones d’ombre où les idées ne vivent plus que d’une animation latérale et participée. »

« LE PLUS NOBLE EXUTOIRE DE LA CONSCIENCE »

Ainsi se dégage une forme de pensée différente de celle que nous manipulons au quotidien. Elle est cernée d’ombre mais pas moins éclatante, impalpable mais pas moins mobile et émouvante ; elle entraîne l’esprit à se confronter à des idées un cran plus éloignées du langage quotidien, un cran plus proches de notre expérience. Et, même si les poètes ont la manie de réfléchir sur l’art, on passe à côté de l’essentiel à tout ranger dans la rubrique de l’« esthétique ». Car, lorsque Apollinair­e écrit sur le sublime, il ne pense pas seulement à des questions de peinture ; il interroge les rapports entre l’humain et ce qui est plus que lui. On peut en dire autant de Michel Leiris sur l’Afrique, d’Auden sur Kafka, de Jacques Réda sur Sidney Bechet, de Queneau à propos de la folie : peu importe de quoi ils parlent, les poètes sont moins attachés à leurs thématique­s qu’à des manières de les aborder pour en restituer quelque chose de vivant.

Est-ce alors aux universita­ires, aux enseignant­s, aux journalist­es littéraire­s de dégager par une approche critique l’intelligen­ce à l’oeuvre, dans l’oeuvre ? C’est utile, pas toujours nécessaire ; car « la poésie, assure Pierre Reverdy, a toujours été et sera toujours le plus noble exutoire de la conscience en malaise dans l’homme au contact de la réalité, hostile à son rêve divin de plénitude, de bonheur et de liberté ». En laissant la poésie remuer, en parfois une seule page, le malaise douloureus­ement replié dans la conscience, les lecteurs y trouvent l’occasion rare de s’éveiller au rêve.

 ??  ??
 ??  ?? LA PENSÉE DES POÈTES. ANTHOLOGIE GÉRARD MACÉ 384 P., GALLIMARD/FOLIO, 8,60 €
LA PENSÉE DES POÈTES. ANTHOLOGIE GÉRARD MACÉ 384 P., GALLIMARD/FOLIO, 8,60 €

Newspapers in French

Newspapers from France