PENSER EN POÈTE
Lorsqu’il s’agit de chercher des idées neuves ou des perspectives d’avenir, voire simplement de lire quelque chose de stimulant pour la réflexion, on se tourne rarement vers les poètes. C’est un tort.
La poésie, par ses formes (brèves), par la valeur qu’elle accorde à la singularité (toujours renouvelée), par son usage du langage (nourri de fulgurances), ainsi que par son aptitude unique à s’imprimer dans la mémoire pour y laisser des traces, offre un accès à la pensée bien adapté au monde moderne. Ce n’est pas un hasard si Baudelaire, qui ouvre la danse de cette anthologie réunie par Gérard Macé, est le premier à l’avoir compris. Cruellement lucide sur la « sottise de la multitude » et son « amour de l’obscénité », il pose des questions difficiles : « Est-il permis de supposer qu’un peuple dont les yeux s’accoutument à considérer les résultats d’une science matérielle comme les produits du beau n’a pas singulièrement, au bout d’un certain temps, diminué la faculté de juger et de sentir ce qu’il y a de plus éthéré et de plus immatériel ? »
Pendant que les machines rendent les spectacles plus sensationnalistes et moins sensibles, la poésie appelle le coeur à se réjouir de la pensée. Bien sûr, les réflexions des poètes n’ont ni la clarté du concept ni les positions tranchées des polémistes. Penser en poète, c’est s’ouvrir à une forme d’exploration qui fait de tout autres découvertes, pour la raison qu’elle les laisse advenir. « À côté de l’étude, remarque Paul Claudel, qui ne ressentirait la nécessité de la surprise ? Une surprise, qu’elle soit ou non méritée par l’attente. » Vous vous demanderez peut-être où peuvent mener des chemins dont l’itinéraire repose sur l’inattendu ? Claudel encore : « L’éclat de certaines images, le dard de certaines propositions qui s’enfoncent jusqu’au fond de l’intelligence, créent autour d’elles des zones d’ombre où les idées ne vivent plus que d’une animation latérale et participée. »
« LE PLUS NOBLE EXUTOIRE DE LA CONSCIENCE »
Ainsi se dégage une forme de pensée différente de celle que nous manipulons au quotidien. Elle est cernée d’ombre mais pas moins éclatante, impalpable mais pas moins mobile et émouvante ; elle entraîne l’esprit à se confronter à des idées un cran plus éloignées du langage quotidien, un cran plus proches de notre expérience. Et, même si les poètes ont la manie de réfléchir sur l’art, on passe à côté de l’essentiel à tout ranger dans la rubrique de l’« esthétique ». Car, lorsque Apollinaire écrit sur le sublime, il ne pense pas seulement à des questions de peinture ; il interroge les rapports entre l’humain et ce qui est plus que lui. On peut en dire autant de Michel Leiris sur l’Afrique, d’Auden sur Kafka, de Jacques Réda sur Sidney Bechet, de Queneau à propos de la folie : peu importe de quoi ils parlent, les poètes sont moins attachés à leurs thématiques qu’à des manières de les aborder pour en restituer quelque chose de vivant.
Est-ce alors aux universitaires, aux enseignants, aux journalistes littéraires de dégager par une approche critique l’intelligence à l’oeuvre, dans l’oeuvre ? C’est utile, pas toujours nécessaire ; car « la poésie, assure Pierre Reverdy, a toujours été et sera toujours le plus noble exutoire de la conscience en malaise dans l’homme au contact de la réalité, hostile à son rêve divin de plénitude, de bonheur et de liberté ». En laissant la poésie remuer, en parfois une seule page, le malaise douloureusement replié dans la conscience, les lecteurs y trouvent l’occasion rare de s’éveiller au rêve.