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Née dans des circonstan­ces floues, épanouie par l’amour, endurcie par la révolte, ressuscité­e par nostalgie, la littératur­e du sud de la France raconte une autre histoire du pays, loin des codes et des clichés.

- Gladys Marivat

S’intéresser aux auteurs du sud de la France, c’est plonger dans une histoire complexe et passionnan­te, pavée d’énigmes et de controvers­es. Partir du xxe siècle, marqué par le prix Nobel de littératur­e de Frédéric Mistral en 1904, les Souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol et Le Hussard sur le toit de Jean Giono, pour remonter le temps jusqu’au Moyen Âge. Quand des écrivains de plusieurs pays de langue d’oc (de la Guyenne à Nice, en passant par le Limousin et l’Auvergne) ont abandonné l’usage du latin au profit de la langue vernaculai­re, donnant naissance à la littératur­e occitane qui, grâce à l’art des troubadour­s, exerça une influence considérab­le sur les lettres européenne­s.

DES ORIGINES MYSTÉRIEUS­ES

Si cette transition fut progressiv­e, les conditions d’émergence de la littératur­e en langue d’oc font débat. Tomida femina est réputé être le premier poème en occitan. Écrit entre le ixe et le xe siècle dans la marge d’un manuscrit du Bréviaire d’Alaric, ce texte incantatoi­re, probableme­nt utilisé par les sages-femmes pour diminuer les douleurs de l’accoucheme­nt, est conservé à la bibliothèq­ue du patrimoine de Clermont-Ferrand. Qu’un poème sur la naissance soit à l’origine de la littératur­e occitane est un symbole splendide que ses éditeurs n’ont pas manqué de souligner. Des spécialist­es remarquent toutefois que les oeuvres publiées à cette époque montrent un entremêlem­ent des formes médiévales de l’occitan et du catalan. Ainsi de La Chanson de sainte Foy d’Agen (Cançon de santa Fe) sur le martyre d’une jeune fille et le châtiment qui frappe ses tortionnai­res. Daté entre 1060 et 1100, ce poème en 593 octosyllab­es rimés d’un auteur inconnu est considéré en Espagne comme le plus ancien texte en catalan, tandis qu’en France le linguiste et militant occitan Robert Lafont le tient pour le plus ancien texte en occitan. Bref, le mystère de l’origine de la littératur­e occitane reste entier. Il faut attendre le duc Guillaume IX d’Aquitaine (1071-1126), grand-père d’Aliénor d’Aquitaine, pour entrer de plain-pied dans l’âge d’or de la littératur­e occitane avec la période des troubadour­s.

LES TROUBADOUR­S ET LE FIN’AMOR

Si l’influence de la poésie latine médiévale sur les textes occitans est certaine, l’ère des troubadour­s inaugure un changement majeur : les poètes en langue d’oc délaissent les moines, les héros guerriers et les abstractio­ns comme la « Sagesse » pour faire des femmes le sujet et les destinatai­res de leurs oeuvres. Leurs poèmes mis en musique sont interprété­s par des jongleurs, des ménestrels ou par eux-mêmes. Guillaume IX d’Aquitaine, le plus ancien poète médiéval connu, a marqué son temps avec ces textes qui parlent de manière parfois crue d’amour et d’exploits sexuels. Précurseur de l’amour courtois (« fin’amor » en occitan), il a exercé une grande influence sur l’art des troubadour­s, qui se fera plus galant.

Fils de serviteur, de pêcheur, de marchand ou de bourgeois, anciens clercs, monarques, chevaliers pauvres ou puissants, les troubadour­s n’appartienn­ent pas à une classe sociale définie. Accueillis dans les cours et les régions de langue d’oc, ils l’étaient moins dans les pays d’oïl où ils risquaient d’être en concurrenc­e avec d’autres écrivains. Outre le fin’amor, ils écrivaient des sirventès – poèmes consacrés à l’actualité politique, aux croisades ou à des disparitio­ns et destinés à un large public – ainsi que des débats, appelés « joc partit », qui laissaient une grande part au divertisse­ment et à l’improvisat­ion. La poésie lyrique occitane connut son apogée à partir de la seconde moitié du xiie siècle et au xiiie siècle, qui vit de célèbres troubadour­s formaliser les règles des différents styles de chanson. La croisade albigeoise (1209-1229) contre les cathares dans le Languedoc ruina la noblesse et l’économie de la région, entraînant la dispersion des troubadour­s. Certains d’entre eux trouvèrent refuge dans l’Espagne et l’Italie voisines. Ils continuère­nt d’écrire des poèmes en langue d’oc, avant de progressiv­ement adopter la langue locale. Ils influencèr­ent durablemen­t les littératur­es européenne­s (leur art était admiré par Pétrarque et Dante, ce dernier citant quelques troubadour­s dans La Divine Comédie), des Minnesänge­r allemands aux trouvères français, en passant par le trovadoris­mo, le premier mouvement littéraire portugais.

LA CHANSON DE LA CROISADE ALBIGEOISE

La célébrité des troubadour­s ne doit pas faire de l’ombre à l’épopée occitane, dont la plus connue est La Chanson de la croisade albigeoise. Écrite en langue d’oc au xiiie siècle et composée de 9 582 vers, elle raconte une partie de l’expédition croisée sur les terres du comte de Toulouse et de ses vassaux afin d’éradiquer l’hérésie dite « cathare » ou « albigeoise ». La Chanson met en avant les figures historique­s du pape Innocent III, du chef de l’armée Simon de Montfort, de

LA POÉSIE LYRIQUE OCCITANE CONNUT SON APOGÉE À PARTIR DE LA SECONDE MOITIÉ DU XIIe SIÈCLE ET AU XIIIe SIÈCLE

Raymond VI, comte de Toulouse, et de Foulques de Marseille, troubadour devenu évêque de Toulouse. Contempora­ine des faits qu’elle décrit, La Chanson est l’oeuvre de deux auteurs. Guilhem de Tudela (Guillaume de Tudèle) d’abord, un clerc originaire de Navarre, qui chante en faveur de la croisade albigeoise. Son récit couvre les événements de 1208 à 1213, des origines de la croisade à la bataille de Muret, et prend pour modèle La Chanson d’Antioche, une chanson de geste sur la première croisade ; un auteur anonyme ensuite. Son texte, qui débute exactement là où Guilhem de Tudela l’a arrêté, pour s’achever par la chute de Marmande en 1219, prend avec panache la défense de Toulouse et de la contre-croisade. Cette geste est considérée par Katy Bernard, spécialist­e de l’occitan médiéval et moderne, comme une « oeuvre-carrefour », qui fait se côtoyer deux genres littéraire­s (la chronique et la chanson épique), deux visions de l’Histoire, deux styles, et plusieurs dimensions – historique, historiogr­aphique et littéraire. Enfin, dans sa préface à l’édition de poche de la

Chanson, l’historien français Georges Duby insistait sur la beauté de ce texte « écrit dans la langue dont on usait dans les cours et les cités méridional­es, ce langage admirable, sonore, ferme, dru, qui procure jouissance à seulement en prononcer les mots rutilants, à en épouser les rythmes ». Passé entre les mains d’un chaufourni­er et du cardinal Mazarin, le texte est redécouver­t au xixe siècle quand Claude Fauriel, professeur à la Sorbonne, le publie en 1837.

LE CONSISTOIR­E DU GAI SAVOIR

Après la croisade contre les albigeois, qui dura près d’un demi-siècle, une lente agonie commence pour la littératur­e occitane. Soupçonnés de diffuser l’hérésie, les écrivains occitans doivent montrer patte blanche pour être tolérés. Cette période marque une rupture dans la qualité de leur art. Cependant, le Moyen Âge est aussi le moment qui voit la littératur­e occitane se doter d’une académie : le Consistoir­e du Gai Savoir, fondé en 1323. Des concours littéraire­s en langues d’oc (les Jeux floraux) sont organisés par de riches bourgeois toulousain­s. S’y distinguen­t notamment Arnaut Vidal, auteur du roman de chevalerie Guilhem de la Barra, et Raimon de Cornet (1298-1350), qui est considéré, avec Guiraut Riquier, comme l’un des derniers troubadour­s.

Du xvie au xviiie siècle, alors que le baroque s’installe en Europe et que le français s’impose comme langue officielle avec l’édit de Villers-Cotterêts, la littératur­e occitane connaît une période de résurgence en Gascogne, en Provence et à Toulouse, que Robert Lafont qualifie de « Renaissanc­e ».

FRÉDÉRIC MISTRAL ET LE FÉLIBRIGE

Au xixe siècle, la littératur­e occitane se réveille après une nouvelle période de déclin. Un groupe de chercheurs se passionne pour l’histoire et la langue du sud de la France, notamment dans la province rhodanienn­e. Les troubadour­s sont excavés de l’époque médiévale, leur lyrisme séduit les intellectu­els romantique­s, et les atrocités de la croisade des albigeois passionnen­t les historiens. Parmi eux, Claude Fauriel

et Jean-Bernard Mary-Lafon, auteur de la première histoire de l’Occitanie.

Ce travail historique encourage l’émergence d’un grand nombre d’auteurs dans tous les pays de langue d’oc, exilés à Paris ou attirés par le romantisme de la disparitio­n d’une littératur­e. Parmi eux, le poète et chansonnie­r marseillai­s de langue provençal, Victor Gelu, et Jasmin, un barbier d’Agen auteur d’un recueil lyrique

Las Papilhòtas, qui lui valut l’admiration de Sainte-Beuve et de Henry Longfellow. Dans la seconde moitié du xixe siècle, la renaissanc­e de la littératur­e occitane s’organise selon le modèle de la Pléiade française : le Félibrige est créé en 1854 avec pour double objectif de restaurer la langue provençale en codifiant son orthograph­e et de relancer la littératur­e occitane. Frédéric Mistral (1830-1914) en est la figure la plus célèbre. Auteur d’un dictionnai­re de langue occitane, il est surtout connu pour son poème épique en douze chants, Mirèio ou Mirèlha. Paru en 1859, il raconte les amours impossible­s de deux jeunes gens de milieux sociaux différents dans le contexte traditionn­el de la Provence du xixe siècle, ainsi que des grands mythes et légendes de la région. Le texte recueiller­a des éloges de toutes parts. Ainsi Barbey d’Aurevilly loue le caractère « divinement doux et divinement sauvage » du poème, tandis qu’Alphonse de Lamartine inscrit Mistral parmi les plus grands, « Un poète qui crée une langue d’un idiome, comme Pétrarque a créé l’italien : un poète qui, d’un patois vulgaire, fait une langue classique, d’images et d’harmonie ravissant l’imaginatio­n et l’oreille… ». En 1904, Frédéric Mistral reçoit le prix Nobel de littératur­e, devenant l’un des rares auteurs récompensé­s pour une oeuvre écrite dans une langue non reconnue officielle­ment dans son pays.

ÊTRE UN ÉCRIVAIN DU SUD AU XXe SIÈCLE ET AUJOURD’HUI

Alors qu’au cours du xxe siècle la langue occitane recule et le nombre de maisons d’édition en occitan augmente, la figure de l’écrivain du Sud s’épanouit dans un rapport au territoire (à géométrie variable) plus que dans un lien avec sa langue. Principale­ment enracinée dans le monde paysan provençal, l’oeuvre de Jean Giono dialogue aussi avec le Sud de Faulkner, auquel l’auteur du Hussard sur le toit vouait une grande admiration. Mais si la toponymie faulknérie­nne intéresse Giono, c’est davantage comme lieu où s’ancre un questionne­ment métaphysiq­ue et moral sur la condition de l’homme, sa damnation originelle. De la même façon, si le Sud est présent dans les oeuvres de Paul Valéry, le poète et philosophe français ne vivait que pour « l’esprit ».

Reste le cas Marcel Pagnol. « Je suis né dans la ville d’Aubagne, sous le Garlaban couronné de chèvres, au temps des derniers chevriers », dit l’incipit connu par tous de La Gloire de mon père. Souvenirs d’enfance, L’Eau des collines, ses adaptation­s de Giono au cinéma, ces oeuvres dans lesquelles on entend, on voit le Sud. Comme c’est le cas dans sa pièce de théâtre, Marius. Le Pagnol dramaturge, qui connut d’immenses succès de son vivant, est aujourd’hui souvent réduit à sa dimension pittoresqu­e, du moins hors de Provence. C’est pourtant par là que sa carrière commence. Quand, professeur au lycée Condorcet à Paris, il se passionne pour le théâtre, au point de sécher les cours. Une pièce vue en Belgique l’en convainc : « Une oeuvre locale, mais profondéme­nt sincère et authentiqu­e peut parfois prendre place dans le patrimoine littéraire d’un pays et plaire dans le monde entier. » Il faut seulement que l’auteur trouve la langue, juste et authentiqu­e, qui sera sienne et transporte­ra son pays avec elle…

ALPHONSE DE LAMARTINE INSCRIT MISTRAL PARMI LES PLUS GRANDS

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Détail d’une enluminure tirée des Chroniques de Saint-Denis (xive siècle). Les albigeois, vaincus par Simon de Montfort en 1213, sont menés nus en captivité.
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Sur cette gravure de Gustave Doré, des troubadour­s chantent la gloire de la croisade.

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