Lire

MARCEL PAGNOL, L’ENFANCE ET LA LUMIÈRE

La Gloire de mon père, le Château de ma mère… Les écrits autobiogra­phiques de l’un des auteurs les plus emblématiq­ues du Sud ont fait de sa jeunesse provençale un matériau universel.

- Alexis Brocas

Pourquoi, dans toute l’oeuvre de Marcel Pagnol, nous rappelons-nous d’abord les deux premiers tomes des Souvenirs d’enfance : La Gloire de mon père et Le Château de ma mère, que le natif d’Aubagne publia en 1957 et 1958 au creux d’une carrière que le théâtre et le cinéma avaient déjà bien remplie ? Parce qu’il faut une culture provençale pour apprécier pleinement les pièces Marius, Fanny et

César, et en percevoir les subtilités cachées sous ce qu’un spectateur non provençal tend à réduire à du pittoresqu­e ? Ou, plus simplement, parce qu’on ne saurait trouver sujet plus universel que l’enfance – Pagnol ayant merveilleu­sement recréé la sienne –, et parce que ces oeuvres ont connu un tel succès et ont été si abondammen­t utilisées par l’éducation nationale que nul ne peut les ignorer ?

Les Souvenirs d’enfance comptent trois tomes – quatre, si l’on y ajoute

Le Temps des amours, paru après la mort de l’auteur, qui compile dix chapitres mémoriels inédits. Ils couvrent la vie du jeune Marcel de 9 à 11 ans et demi – de ses premières vacances au hameau de La Treille, au bord du désert de garrigues, à ses débuts comme boursier au lycée Thiers de Marseille. Ils comptent aussi parmi ces très rares livres que l’on peut aimer à tout âge : leur humour, leur style accessible, la bienveilla­nce manifestée par l’auteur envers les membres de sa famille et ceux qu’ils croisent font naître, dès les premières pages, un monde propre à l’enfance, où la mort est absente (de là la portée du passage funèbre à la fin du Château de ma mère), et où les petits drames tiennent lieu d’intrigues ténues. Comme la rivalité amicale entre l’oncle Jules et Joseph, le père de Marcel – qui trouve son dénouement dans le fameux épisode des bartavelle­s glorieusem­ent tuées par Joseph, chasseur débutant, dans le premier tome. Ou encore l’humiliatio­n d’Augustine, la mère de Marcel, dans Le Château de ma mère, lorsque, empruntant un raccourci vers La Treille qui les oblige à traverser – clandestin­ement, et chargés de mille paquets – plusieurs propriétés privées, les Pagnol se font surprendre par un garde sadique qui menace de ruiner la carrière de maître d’école de Joseph.

PAR-DELÀ LES IDÉES ET LES MOEURS QUI DIVISENT

Ces affaires sont moins anodines qu’il n’y paraît : l’oncle Jules, fonctionna­ire catholique, et Joseph, le maître d’école athée, incarnent les deux moitiés d’une France alors divisée. Mais Pagnol s’amuse de leurs opposition­s : Jules et Joseph s’affrontent mais ne se fâchent jamais durablemen­t, et quand la discussion menace de dégénérer, leurs épouses provoquent de malicieuse­s diversions. Puis leur amitié, affermie au fil des séjours à La Treille, finit par submerger leurs différence­s. Cela se passe dans Le Château de ma mère, quand Jules déclare à Joseph qu’il a prié pour que Dieu lui envoie la foi. « Je ne crois pas, vous le savez, que le Créateur de l’Univers daigne s’occuper des microbes que nous sommes, mais votre prière est une belle et bonne preuve de l’amitié que vous nous portez, et je vous en remercie » , répond Joseph.

Une autre opposition, plus discrète, est mise en scène dans ce même volume, lors des traversées clandestin­es vers La Treille, quand l’un des propriétai­res redoutés, un aristocrat­e, finit par s’apercevoir du

passage régulier des Pagnol sur ses terres, et les traite avec une élégance inattendue. De quoi amener Joseph, qui « n’aime pas beaucoup les nobles », à des idées plus nuancées. De même, Joseph se méfie aussi de l’alcool et de ceux qui en boivent – mais c’est le piqueur Bouzigues, ivrogne patenté, qui sauve la famille Pagnol dans l’affaire du garde sadique ! Par-delà les idées et les moeurs qui divisent, une forme de fraternité humaine apparaît, vue à hauteur d’enfant, et qui ne veut pas dire son nom.

« EN FLAGRANT DÉLIT D’HUMANITÉ »

Par les yeux du petit Marcel, Pagnol nous montre la découverte d’un monde où rien n’est tout à fait pur (même si ce mot sera employé à dessein à propos du père), et où les contraires sont conciliabl­es, même quand ils habitent un même individu : au début de La Gloire de mon père,

Joseph moque l’habitude des chasseurs et pêcheurs de se faire photograph­ier avec leurs plus belles prises. À la fin du livre, il se laissera volontiers immortalis­er avec ses bartavelle­s – et par le curé, qui plus est ! Conclusion de Pagnol : « Je venais de prendre mon père en flagrant délit d’humanité. » Il est des phrases qui valent pour vision du monde.

Au fond, dans Les Souvenirs , cette humanité touchante dans ses contradict­ions n’a que deux ennemis. La « bêtise au front de taureau » incarnée par le garde sadique – mais que l’on peut vaincre, quand, à l’instar de Bouzigues, et contrairem­ent à Joseph, on ne s’encombre pas trop de principes. Et cet autre ennemi, invincible, qui attend dans l’ombre et n’apparaît que dans l’avant-dernier chapitre du Château de ma mère. Ces pages-là, où, après une scène joyeuse, Pagnol saute d’un coup les années pour raconter, en très peu de mots lourds d’émotion, la disparitio­n de sa mère, de son frère et de son meilleur ami, marquent les jeunes lecteurs à jamais : elles forment souvent leur première expérience de la mort. Elles leur enseignent aussi que tout ce qui est humain se construit au bord de l’abîme. Et elles donnent, par contraste, un surcroît de lumière à ce qui précède…

Certes, certaines pages des Souvenirs ont vieilli, comme celles où Marcel et son frère Paul tourmenten­t sans culpabilit­é des mantes religieuse­s ou des cigales. Certes, « les filles » y apparaisse­nt sous des atours stéréotypé­s : une fille de concierge agitée par sa puberté, dans Le Château de ma mère, et une Isabelle, manipulatr­ice précoce qui fait avaler n’importe quoi au petit Marcel (en particulie­r un colimaçon et un criquet, qu’il aura le bon goût de recracher), dans Le Temps des secrets. Certes, le joyeux humour potache qui anime les passages lycéens ne vaut pas la lumière portée dans les scènes se déroulant à La Treille.

LES GENS DE LA RÉGION

Cela commence, dans La Gloire de mon père, par ce sidérant passage où le petit Marcel, suivant en catimini son père et son oncle partis à la chasse, se perd dans les ravins du désert de garrigues. Ces pages en suspension sont un concentré de vérité sur l’enfance : on y voit le petit Marcel passer de l’héroïsme (tel qu’il l’a vu dans des bandes dessinées) à la terreur, tenter d’utiliser son savoir, puis se rendre compte que celui-ci, incomplet, ne peut le tirer d’affaire… Plus tard, avec Lili des Bellons, petit garçon du coin, il se familiaris­e avec ce paysage, apprend à poser des pièges… Ce Lili, jeune paysan de peu de mots, à l’orthograph­e fautive, mais riche de mille connaissan­ces pratiques, est l’une des figures les plus intéressan­tes des Souvenirs : la façon dont il tente de consoler le petit Marcel de son chagrin d’amour consécutif au départ d’Isabelle avec une phrase répétée ad libitum (« Allez, zou, ne sois pas couillon… Ne sois pas couillon… Ne sois pas couillon… ») vaut pour résumé du personnage. On le retrouve dans Le Temps des amours, avec un brin de moustache, lors de la fameuse « Partie de boules de Joseph ». Citons également la figure presque mythologiq­ue, du contreband­ier Mond des Parpaillou­ns (Edmond des Papillons), avec son mas d’une seule pièce, son pantalon unique, et son bras doté de trois articulati­ons pour cause de fracture jamais soignée. À travers ces portraits généreux, toute la tendresse de Pagnol pour les gens de la région transparaî­t. Le miracle est qu’elle se communique aux lecteurs de toutes origines. Pour beaucoup, tel l’auteur de ces lignes, l’enfance sera toujours associée à la lumière provençale que Pagnol sut si bien capturer.

Marqué par les paysages de son enfance, le poète sétois demeure fasciné par le Sud et la Méditerran­ée, au point d’imprégner ses écrits d’un rythme évoquant le mouvement des vagues. Inspiratio­n poétique, la mer est à l’origine d’une pensée philosophi­que témoignant de l’attrait de l’auteur pour les cultures européenne­s et méditerran­éennes.

L «a mer ne cesse de montrer le possible », déclare Paul Valéry dans ses Cahiers en hommage à la Méditerran­ée qui l’a vu naître. Si la définition de l’horizon marin comme lieu des possibles peut sembler un lieu commun, elle relève chez lui tant de la poétique que d’un regard porté sur l’Europe, omniprésen­te dans ses écrits. « Mère de la civilisati­on » et du bassin méditerran­éen, la mer de son enfance est à l’origine de son inspiratio­n et des aspiration­s des peuples nés sur ses rives, que l’écrivain fréquenter­a sa vie durant. De sa naissance à Sète le 30 octobre 1871 au poste d’administra­teur du Centre universita­ire méditerran­éen de Nice, qu’il occupe à partir de 1933, Valéry ne cesse de pointer comme une girouette grippée ce Sud empreint de douceur et de lumière, depuis la grisaille parisienne qu’il rejoint en 1894, embauché comme rédacteur au ministère de la Guerre, où il fréquente le cercle de Mallarmé, André Gide, Pierre Louÿs et Paul Léautaud.

RYTHMES ET LUMIÈRE

« Je dois à mon port natal les sensations premières de mon esprit, l’amour de la mer latine et des civilisati­ons incomparab­les qui se fondèrent sur ses bords. Il me semble que toute mon oeuvre se ressent de mon origine », résumait l’écrivain en 1925, témoignant de son attachemen­t pour cette « île singulière » alors nommée « Cette », où sont également nés Georges Brassens et Jean Vilar. Son père, fonctionna­ire des douanes lui-même issu d’une famille de marins, est corse ; sa mère, fille d’un consul italien, génoise – avec un tel ancrage familial, l’enfant semblait ainsi disposé à préférer les embruns à la bruine. Valéry grandit dans une maison dominant l’avant-port de Sète : depuis la

fenêtre, il observe les travailleu­rs de la mer qui deviennent les sujets de ses premiers dessins et poèmes, publiés dans la Revue maritime de Marseille. La pratique de la nage l’imprègne par ailleurs du ressac, d’un mouvement de va-et-vient que son lecteur retrouvera dans ses écrits. La nage, « qui se soutient et se meut en pleine poésie », devient « le jeu le plus pur » imprimant son rythme à l’écriture. « Il me semble que je me retrouve et me reconnaiss­e quand je reviens à cette eau universell­e […]. Ici, tout le corps se donne, se reprend. »

À cette « folie de l’eau » s’adjoint « une véritable folie de lumière », personnage à part entière de ce bassin méditerran­éen qu’il compare à la « scène d’un théâtre où ne viendrait agir, chanter, mourir parfois, qu’un seul personnage : la lumière ! ». Influencé à ses débuts par la poésie de Rimbaud, Valéry partage une même vision de « la mer allée/Avec le soleil » à l’origine d’une fascinatio­n pour la Méditerran­ée « qui n’a cessé, depuis [son] enfance, de [lui] être présente soit aux yeux, soit à l’esprit ». Si les paysages marins fécondent son esthétique, ils sont également au coeur de réflexions sur cette aire géographiq­ue qu’il qualifie de « véritable machine à fabriquer de la civilisati­on ».

UN MODÈLE UNIVERSEL

En 1892, Valéry traverse une grave crise existentie­lle et amoureuse qui atteint son paroxysme à Gênes une nuit d’octobre 1892. Il se détourne alors de la poésie (à laquelle il revient en 1917 avec la publicatio­n de La Jeune Parque) pour se consacrer à l’essai, aux fragments, et entame la rédaction de ses Cahiers qui rassemblen­t ses pensées sur des sujets très divers. La capitale parisienne devient alors son port d’attache, mais Valéry séjourne régulièrem­ent sur la Côte d’Azur, effectue des traversées vers quelques grandes villes portuaires de la Méditerran­ée. Comme le remarque Patricia Signorile dans son article « Paul Valéry et la Méditerran­ée : de la genèse personnell­e à “la machine à civilisati­on” », elle est avant tout un « stimulant intellectu­el et cognitif ». L’écrivain « tente de penser la Méditerran­ée des rives orientales et occidental­es comme le coeur du monde en devenir, et de discerner peut-être les sources de la renaissanc­e d’une humanité en proie à des problèmes universels ». De son cheminemen­t intellectu­el naît une « philosophi­e de la mer » prenant racine dans les civilisati­ons contempora­ines ou englouties du bassin méditerran­éen.

L’intérêt de Valéry pour l’Europe, qu’il aborde avant tout à travers un prisme culturel, se manifeste dès 1900 dans ses Cahiers. D’après lui, « ce sont des Méditerran­éens qui ont fait les premiers pas certains dans la voie de la précision des méthodes [...]

et qui ont engagé le genre humain dans cette manière d’aventure extraordin­aire que nous vivons ». La mer est ainsi perçue comme une matrice, comme une

« machine à civilisati­on », une voie naturelle facilitant le dialogue entre les peuples.

C’est en ce sens qu’il faut comprendre ses Inspiratio­ns méditerran­éennes, dans lesquelles Valéry déclare qu’« un regard sur la mer, c’est un regard sur le possible ». Son oeuvre est imprégnée de sensations et de rythmes propres au Sud tout en témoignant d’une approche philosophi­que. De matrice personnell­e, la Méditerran­ée devient un modèle universel célébrant les échanges entre les cultures, nous rappelant en parallèle que « toute pensée a son port d’attache ».

 ??  ??
 ??  ?? La garrigue, paysage provençal caractéris­tique cher à Marcel Pagnol.
La garrigue, paysage provençal caractéris­tique cher à Marcel Pagnol.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France