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MARSEILLE, LA MUSE INSOUMISE

De la grande cité, porte de l’Orient, à la ville contempora­ine en voie de gentrifica­tion, des pièces de Pagnol aux polars de Jean-Claude Izzo : comment la littératur­e contempora­ine a-t-elle raconté la cité phocéenne ?

- Hubert Artus

« C ette ville est une leçon. Attentive, elle écoute la voix du vaste monde et, forte de son expérience, elle engage, en notre nom, la conversati­on avec la terre entière », écrivait Albert Londres dans Marseille, porte du Sud (1927). Quand il découvrit la cité, le grand reporter avait déjà couvert la Grande Guerre et parcouru le monde, mais il fut stupéfait de découvrir les univers interlopes de ce qui était alors le plus important port de transit de l’empire colonial français.

C’est le même port, la même ville, que découvrit Albert Cohen, à 5 ans lorsqu’il débarqua avec ses parents – fuyant Corfou et les persécutio­ns antisémite­s qui y sévissaien­t. Dans Le Livre de ma mère (1954), il raconte les balades du dimanche le long de la corniche. Mais, dans Ô vous, frères humains (1972), il revient sur ce jour funeste, celui de ses 10 ans : alors qu’il arpente les rues de la ville pour acheter un cadeau à sa mère, un camelot de la Canebière s’adresse à lui en le traitant de « sale Juif ». Un déchiremen­t. Désormais, pour lui, les « autres » ne seraient des « frères » que dans la douleur. Pour autant, il évoqua toujours ces années et cette ville avec tendresse. Élève au lycée Thiers, il s’y était lié d’amitié avec un certain Marcel Pagnol en 1909. Après s’être perdus de vue quand Cohen partit pour Genève en 1914, les deux hommes finirent par renouer, quand chacun devint un écrivain reconnu. S’ils se revirent peu, ils s’écrivirent souvent et ne cessèrent jamais cette correspond­ance.

LA REINE DE PROVENCE

En 1929, établi à Paris où il était devenu un dramaturge célébré, Pagnol, natif d’Aubagne, rédigea Marius, pièce écrite par nostalgie de ses années phocéennes. Dès la première, le 9 mars 1929, au théâtre de Paris, ce fut un triomphe pour l’auteur comme pour son acteur Raimu, Provençal emblématiq­ue comme lui. Tous deux deviendron­t inséparabl­es, et incarneron­t pour l’éternité la « trilogie marseillai­se » : Marius, Fanny et César. Le légendaire Bar de la Marine, sur le Vieux-Port, devant le ferry et tout en bas de Notre-Dame de la Garde, sera pour toujours lié, dans l’imaginaire, aux secrets de famille divulgués, aux parties de cartes et aux fâcheries colorées décrits par Pagnol. Marseille apparaît alors se confondre avec la gouaille de ses habitants telle que l’auteur du Château de ma mère la met en scène.

Mais avant tout, jusque dans les années 1960, la ville fut « la reine de Provence », selon les mots de Frédéric Mistral, Prix Nobel de littératur­e en 1904, chantre de l’indépendan­ce de la région1. Elle était également prisée pour ses vieux quartiers du Panier, ainsi décrits par Edmonde Charles-Roux (qui fut, rappelons-le, l’épouse de Gaston Defferre, maire iconique de la cité) dans Elle, Adrienne (1971) : « Cet enchevêtre­ment de ruelles, de maisons accolées, de porches rafistolés, de fenêtres énigmatiqu­es, dans ce refuge ouvert depuis les premiers âges de la ville à tous ceux qui portaient en eux douleur, peur, faim, ou goût de l’ombre. » Premier roman remarqué de la rentrée littéraire l’an dernier, Cinq dans tes yeux d’Hadrien Bels (L’Iconoclast­e) racontait aussi le Panier, mais dans les années 1990.

LA CAPITALE FRANÇAISE DU POLAR

Pendant trois décennies, allant de la fin de la guerre aux années 1980, Marseille fut dévalorisé­e et, surtout, considérée comme une capitale de la drogue. C’est alors que, dans les années 1990, se produisit le boom du « polar marseillai­s », vite surnommé le « polar aïoli ». En février 1994, Les Chapacans de Michèle Courbou

DANS LES MIROIRS TENDUS PAR CES ROMANS POLICIERS, LA VILLE SE REGARDE EN FACE

ouvrit le bal, suivi un an plus tard par Trois jours d’engatse de Philippe Carrese. En 1995 parut également Total Khéops de Jean-Claude Izzo. François Thomazeau, Serge Scotto, Gilles Del Pappas, Maurice Gouiran, Jean-Paul Delfino, entre autres, s’engouffrèr­ent dans la brèche.

Dans les miroirs tendus par ces romans policiers, la ville se regarde en face : la corruption des systèmes defferrist­es puis gaudiniste­s, une région gangrenée par les premiers succès électoraux du Front national, ou encore la transforma­tion de l’agglomérat­ion avec le projet Euromédite­rranée, lancé en 1995. Dans la trilogie formée par Total Khéops, Chourmo et Solea, Izzo dépeignait aussi bien une ville dont l’accueil avait été la tradition qu’une cité malade de ses mafias et de toutes ses tambouille­s électorale­s. Si la mouvance déboucha parfois sur des récits finissant par revenir aux clichés qu’ils dénonçaien­t, voire donnant dans la gloriole régionale, on doit au polar aïoli d’avoir montré comment Marseille devenait une ville (très mal) autogérée, et finalement abandonnée des siens.

LA CITÉ DU SOLEIL ET DES ÉTOILES

À cette aune, on saisit mieux la colère du Marseillai­s Frédéric Valabrègue dans Les Trois Collines (2020), cri d’horreur venu du coeur face à la gentrifica­tion ou au récent drame de la rue d’Aubagne : « La véritable histoire de cette ville est celle de ses destructio­ns successive­s et de son acharnemen­t à se nier dans sa personnali­té propre. La véritable histoire de cette ville est celle d’une putain respectueu­se dont toutes les amendes honorables ne rachèteron­t jamais la conduite. »

Depuis quelques années, les romans de Marseille tiennent compte de sa mythologie comme de ses désillusio­ns. Nous parlons d’une cité où le soleil, le mistral et les fadas font la loi. Et dont le natif René Frégni écrivait en 2004, dans Lettre à mes tueurs, qu’elle « vous enlève le goût de voyager, d’une rue à l’autre vous changez d’odeurs, de bruits, de continents. Vous traversez la terre en une nuit et vous tombez soudain sur des mâts qui se balancent en plein milieu de la ville. Au cours de leur voyage, les étoiles n’ont pas trouvé plus beau miroir que le Vieux-Port ».

1. Lire aussi la chronique de Gérard Oberlé, consacrée à l’obscur Joseph Méry, page 47.

 ??  ?? Le quartier du Panier, au coeur du VieuxPort et surplombé par Notre-Dame de la Garde, inspire depuis toujours les auteurs du Sud.
Le quartier du Panier, au coeur du VieuxPort et surplombé par Notre-Dame de la Garde, inspire depuis toujours les auteurs du Sud.

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