JEAN GIONO, LA PROVENCE INTIME
Né à Manosque, l’auteur du Hussard sur le toit connaissait intimement sa région l’ayant arpentée très jeune. Ses écrits et son parcours reflètent son attachement à ses terres mais aussi à ceux qui l’habitent.
J «e ne suis pas provençal », déclarait l’auteur à Jean Carrière en 1965. De fait, il était né à Manosque, mais d’un père d’origine piémontaise et d’une mère picarde. Cependant, précisait-il : « J’aime ce pays, je l’aime comme Swann aimait Odette, en se rendant compte finalement que c’était la femme qui ne lui convenait pas, que ce n’était pas son type. »Toujours est-il que Jean Giono avait pris racine à Manosque. Il s’y était acclimaté et en avait tiré la substance qui convenait à son bonheur. S’il l’avait faite sienne, la Provence de Giono n’était pas celle des félibriges. D’ailleurs, il n’avait pas de mots assez durs envers Frédéric Mistral, ses fifres, ses tambourins et son patois auquel personne ne comprenait rien ; de même, il fustigeait les images convenues fabriquées par l’industrie du tourisme à l’intention des vacanciers qui se déversaient chaque été sur la côte par la nationale 7. Les joueurs de pétanque, le pastis, les hâbleurs à l’accent rigolard de la Canebière, ce folklore le révulsait, au même titre que le soleil apprivoisé et les kilomètres de plage où rôtissait de la chair humaine à longueur d’été. La Provence dont il se faisait l’inventeur était l’envers ou l’au-delà de ce décor. C’était un Nouveau Monde.
UN VOYAGEUR EN SA RÉGION
D’ailleurs, le territoire qui l’inspirait s’étendait plutôt vers le nord de Manosque, dans ce qu’on appelait alors les Basses-Alpes, et, aujourd’hui, les Alpes-de-Haute-Provence, en direction de Banon et, plus loin, vers la montagne de Lure, région où se perçoit comme une odeur de glace et de granite qui énerve et exacerbe les passions, avec ses villages muets comme des forteresses et ses fermes posées dans des blessures de colline. Cette Provence-là, Giono s’y était d’abord aventuré avec pour guides les classiques de la littérature grecque et latine, entre autres Homère et Virgile, qu’il lisait très jeune dans des livres à deux sous. Après la dernière guerre, il y ajouta des élans romanesques et une ferveur héroïque puisés dans Stendhal, avec Le Hussard sur le toit et Le Bonheur fou.
Giono connaissait intimement son pays. Il y avait voyagé dès l’enfance. Vers l’âge de 11 ou 12 ans, son père lui avait donné cinq francs, ce qui faisait alors beaucoup, en l’engageant à aller le plus loin possible avec cette somme. Il raconte cette épopée dans Jean le Bleu. Il était donc parti un soir, comme tout voyageur de l’époque, en diligence. C’était vers 1908. Autant dire sous Napoléon, car la région n’avait pas beaucoup changé depuis l’Empire, et même avant. Plus tard, Giono avait parcouru à pied villes et déserts – car il y a des déserts en Provence – pour aller à la rencontre des clients de la banque pour laquelle il travaillait. Il pouvait vous parler du vent aigre qui se faufile à telle saison dans une rue méconnue de Marseille. Il savait avec précision sur quel flanc de colline des fleurs se répandent comme une soudaine voie lactée au premier appel du printemps. Cet amateur de caractères connaissait surtout les hommes et les femmes qui vivaient là, secrets, complexes, solitaires et silencieux, proches du ciel et de l’animal, et surtout inventifs jusqu’au génie lorsqu’il s’agit de cruauté. Cette Provence-là, Giono l’a vue se transformer et disparaître en grande partie, surtout à partir des années 1950 et 1960. Tout le monde réclamait alors sa voiture, sa maison individuelle, ses divertissements.
Une centrale nucléaire surgissait dans la vallée de la Durance. Le plateau d’Albion devenait zone militaire. Et, partout, on éventrait les paysages pour faire passer des routes plus larges. Le modernisme avalait une civilisation au mépris de ceux qui la composaient. La Provence de Giono rendait l’âme. À proprement parler.
LE DÉFENSEUR D’UN TERRITOIRE MERVEILLEUX
Loin de baisser les armes, cependant, l’auteur de Noé ne cessait de défendre dans les chroniques qu’il donnait à différents journaux ce qu’il appelait « les vraies richesses ». Ni naïf ni passéiste, il consacrait son génie à la sauvegarde d’un territoire merveilleux, où l’énergie vitale circule de la pierre à l’arbre et à la bête. En ce sens, sa Provence est partout, au coeur des océans et des montagnes, de l’Amazonie aux îles Sous-le-Vent et jusqu’à la Chine. Partout, et partout identiquement menacée pour des raisons de fonctionnalité et d’intérêts. On peut se demander ce qu’il penserait de la Toile virtuelle dans laquelle nous sommes maintenant englués ? De la mer de Ross aux forêts de Nouvelle-Guinée, nous sommes partout connectés à l’ensemble de nos congénères. Une solitude retrouvée, fervente, radicale et féconde au sein du vivant, finalement, c’est peut-être ça, la Provence de Giono.