CHAPEAU L’AUTISTE
L’auteure de ce Voyage au centre d’un cerveau d’autiste n’a jamais pris la plume pour écrire, mais a déjà à son actif un roman et plusieurs poèmes. Touche-à-tout de génie, elle livre un récit puissant et plein d’espoir sur la quête d’identité et l’affirmation de soi dans une société qui la condamnait pourtant au silence.
Hélène Nicolas, alias Babouillec, n’a d’après elle « pas appris à lire, à écrire, à parler ». Après vingt ans de silence, elle compose ses premiers textes en assemblant des lettres en carton sur une page blanche, qui lui permettent d’entrer en contact avec son entourage. Voyage au centre d’un cerveau d’autiste (texte qui sort directement en format poche) interroge de manière inédite les notions d’identité, de différence et de norme, tout en confirmant le talent d’une artiste d’abord jugée « inapte ».
L’écriture jaillit du silence avec la volonté de le rompre. Quand un stylo suffit pour nombre d’écrivains, l’accès aux mots peut s’avérer plus complexe pour d’autres. Diagnostiquée autiste très déficitaire, elle ne parle pas et l’habileté motrice de son corps est insuffisante pour lui permettre de s’exprimer. Il lui fallait pour cela prendre conscience qu’elle avait des mains, des doigts, apprendre à relier son pouce et son index pour se saisir de l’alphabet en carton que sa mère confectionne un jour pour elle. « Je suis Babouillec très déclarée sans parole. Seule enfermée dans l’alcôve systémique, nourricière souterraine de la lassitude du silence, j’ai cassé les limites muettes et mon cerveau a décodé votre parole symbolique : l’écriture. » Ainsi se présente-t-elle dans Algorithme éponyme (Christophe Chomant éditeur, réédité chez Rivages), recueil inclassable qui signait, en 2013, ses premiers pas en tant qu’auteure.
DÉCHIFFRER L’AILLEURS
À 14 ans, Hélène Nicolas est retirée de l’institution médico-sociale où elle n’a pu trouver sa place, s’absentant toujours davantage en elle-même. Refusant le verdict des médecins selon lesquels aucun progrès n’était à espérer pour leur fille, ses parents tentent un éveil à domicile. « Son inscription dans la société est complexe. Hélène ne parle pas et vit dans une dimension difficilement repérable par ses concitoyens », indique sa mère, Véronique Truffert. « Elle vit dans un ailleurs avec ses propres codes dont le déchiffrage est un exercice d’équilibriste. »
À l’image de nombreux autistes, l’adolescente doit « apprendre à apprendre »,
créer un lien avec son corps et le corps social pour entrer en interaction avec les autres. Hélène y parvient grâce aux méthodes développées par ses parents, et au contact des chevaux qui favorisent son éveil sensoriel. L’art s’avère ensuite un bon intermédiaire. Si les mots finissent par devenir son moyen d’expression privilégié, les échanges entre Hélène et les autres se concrétisent d’abord grâce à la peinture qui lui permet pour la première fois d’interagir avec un public, ses oeuvres étant régulièrement exposées dès le début des années 2000. Son entourage s’aperçoit
alors que la jeune femme a appris seule à lire et à écrire. « Pendant ces vingt années de silence et de malentendus, tu n’as cessé de regarder le monde, et tu l’as réfléchi. Au lieu de laisser faner ton silence, tu lui as donné la parole », résume Anouk Grinberg dans sa préface à Voyage au centre d’un cerveau d’autiste.
En juillet 2006, Hélène compose son premier texte au sortir d’une exposition de peinture. Intitulé « Poème primitif à Babouillec », il accompagne l’accrochage d’un de ses tableaux. Ses mots s’adressent encore à elle-même, puis se tourneront progressivement vers l’autre, révélés par sa collaboration avec des metteurs en scène comme Pierre Meunier, qui adapte en 2015 Algorithme éponyme. La pièce, créée au Festival In d’Avignon sous le titre Forbidden di sporgersi (« Interdit de se pencher » en anglais et italien), est un succès. Fascinée par le travail d’Hélène, la réalisatrice Julie Bertuccelli lui consacre ensuite le formidable documentaire Dernières nouvelles du cosmos, lauréat du prix du public au Festival de Montreuil et nommé aux Césars en 2017. « Le travail sur le plateau avec des artistes professionnels offre à Hélène un nouveau terrain de jeu interactif qui lui ouvre la porte du Je, précise Véronique Truffert. Elle écrit qu’elle adore entendre donner du son à ses mots, les entendre résonner dans l’espace public qui donne corps à son identité qu’elle aime qualifier de bancale, à la recherche d’un équilibre. »
AUTORISER LE CORPS À S’EXPRIMER
À partir de 2009, Hélène écrit un texte par an, grâce aux lettres cartonnées et plastifiées qui lui permettent de faire entendre sa voix intérieure. En 2018, son premier roman, Rouge de soi (Rivages), est publié. Mettant en scène une héroïne qui lui ressemble, elle livre dans son récit une leçon de courage et d’indépendance. « Je m’appelle Éloïse Othello. Je cours contre l’idée de la perte de l’identité individuelle au bénéfice de l’identité collective. En clair, être soi-même et non une identité manufacturée dans la chaîne de l’identité sociale. »
Voyage au centre d’un cerveau d’autiste témoigne d’une maîtrise accrue de la langue et d’une affirmation toujours plus ferme de son identité sociale. Analysant la manière dont les mots s’assemblent dans son esprit, étudiant les échanges chimiques entre les synapses de son cerveau, Babouillec établit une poétique du langage qui n’est qu’une parmi d’autres possibles – mais qui, dans ce monde, lui permet d’entrer en contact avec ses contemporains. Alors que, dans l’acte de communiquer, l’individu a pour habitude de partir de lui-même pour s’adresser à l’autre, les textes de Babouillec nous invitent à remettre en cause ce présupposé pour prendre en considération les aptitudes et les besoins de notre interlocuteur. Un peu comme, lors d’un séjour à l’étranger, notre manière d’être doit s’adapter aux us et coutumes d’un pays dont on ne maîtrise ni la langue ni les codes.
Mais Babouillec l’affirme: elle est née sans passeport, et cette absence de passeport nécessaire pour vivre dans le monde tel que nous le connaissons l’a d’abord encouragée à se barricader dans sa coquille, à se détourner du tangible. « Être cette fille sans passeport pour occuper un territoire aménagé par la civilisation en place m’a propulsée dans les méandres du désir, Être soi. » Déclarée « inapte » (« ce mot balancé dans l’ordinaire […] comme on balance un hameçon pour attraper un poisson »), elle se sent « prisonnière dans un bocal, un aquarium à taille humaine », « passagère clandestine d’un corps en naufrage dans la jungle humaine, des humains branchés à la terre, les deux pieds dans la boue, l’esprit sous tension, survoltés ». Parce qu’elle ignore « les complications codées d’être né dans la norme », Babouillec s’avère par essence captive de son environnement tout en affichant à son encontre une totale liberté, un paradoxe qui parcourt l’ensemble de son oeuvre. « J’ai démarré le voyage comme ça, dans le flou des codes et l’ignorance générale de la route à poursuivre. Être, devenir, paraître, disparaître, la grande épopée du commun des mortels. »
INSOUMISE DE NATURE
En parallèle de la peinture, la musique a elle aussi joué un rôle essentiel dans l’épanouissement d’Hélène. Sa rencontre avec les textes de Bertrand Cantat s’est notamment révélée déterminante, et le lecteur retrouvera chez Babouillec un même désir d’insoumission que dans les textes de cet « ami de coeur et d’âme ». « Nos vies sont enfermées dans leurs contradictions, de vivre en liberté surveillée, de croire aux
« J’AI DÉMARRÉ LE VOYAGE DANS LE FLOU DES CODES ET L’IGNORANCE GÉNÉRALE »
fantômes sur Terre, aux vivants sur Mars, à la vie éternelle. Tout le voyage dans le cerveau d’un terrien obéit aux règles de la survie, entre le noir du conscient et le blanc de l’inconscient, entre la mort et le fantôme, la vie et le rêve, la réalité et l’espoir », écrit-elle dans Voyage au centre d’un cerveau d’autiste, nous offrant un miroir dans lequel se reflètent nos propres contradictions. « Être qui, être quoi dans la valse des noms propres du commun. Il faut le crier. »
Ce cri d’affirmation de soi se double d’une volonté de prêter sa voix à ceux qui ne l’ont pas trouvée – ou que l’on n’a pas voulu entendre –, à ces « fous » en lesquels Babouillec se reconnaît pour avoir longtemps partagé leur isolement et qu’elle célèbre dans la lignée de ceux qui ont font rimer « poésie » avec « folie » et ont épuisé « tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences » (Rimbaud). « Clairvoyants de l’âme, cet opercule ombilical du cerveau, les fous franchissent les murs de l’ignorance. Rien n’arrête un cerveau en liberté capable d’ingérence. Le fou a cassé la laisse du pouvoir, il ignore les complications codées d’être né dans la norme. On le jette dans la fosse désoeuvré d’infortune, banni de territoire, zéro d’identification, étiquetage carcéral d’une vie de damné.»
Refusant de se laisser enfermer dans une catégorie, elle revendique une pluralité des intelligences et renverse les hiérarchies communément établies : « Le cerveau d’un autiste, dont je fais partie, promène sa carcasse de corps damné socialement. Les invisibles de la matière sociale, NOUS. Nous initions les yeux à traverser l’obscurité de leur cerveau. En clair, voir au-delà des pensées validées par la société demande une forme d’intelligence singulière. Et, si le Je du Elle l’âme du fou était un cerveau humain du futur. »
Incisif et tendre, Voyage au centre d’un cerveau d’autiste tient ses promesses d’ailleurs, d’un ailleurs inexploré qui s’apparente à une expérience de lecture inédite. Témoignant d’une clairvoyance parfois déboussolante, ses mots encouragent à la conquête mais aussi au dépassement de soi, donnent des envies de soulever des montagnes puisque, comme Babouillec le prouve, « rien n’arrête un cerveau en liberté ».
UN AILLEURS INEXPLORÉ QUI S’APPARENTE À UNE EXPÉRIENCE DE LECTURE INÉDITE