LA FACE CACHÉE DE L’ISLAM
Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, le spécialiste des religions monothéistes consacre une monographie à Mullâ Sadrâ, « le premier métaphysicien musulman ». Un éclairage important sur les relations entre islam et philosophie.
Pour s’éloigner des images simplifiées de l’islam que les uns veulent défendre et d’autres incriminer, mais aussi pour surmonter les mauvaises querelles autour de « l’islamo-gauchisme », il vaut la peine d’en interroger les grandes traditions intellectuelles. Cette enquête s’avère d’autant plus fructueuse que l’effet de cette religion sur la philosophie a été presque inverse à celui de la modernité européenne. « En terre d’islam, explique Christian Jambet, la philosophie a conservé l’une des significations que les Grecs lui donnaient, le perfectionnement de l’âme humaine jusqu’au degré d’accomplissement où elle obtient le bonheur par la connaissance de la vérité. » Soit, mais quelle vérité ?
C’est ici que les philosophes musulmans ont adopté une stratégie originale : là où la modernité chrétienne a construit une muraille entre la théologie d’une part et la philosophie naturelle, entendue comme une science rationnelle et purement objective d’autre part, l’activité philosophique en terre d’islam a adopté une autre approche. Elle a « surmonté le conflit qui l’oppose à la lettre des enseignements religieux en devenant leur exégèse et en proposant une explication rationnelle de l’origine et de la fin des choses créées ». Autrement dit, loin d’être une limite à la réflexion, l’islam – comme toutes les religions avant l’époque moderne – a été et reste un socle culturel qui fournit un point de départ pour une quête authentiquement philosophique. La preuve ? Le statut de l’imam selon les chiites, conçu comme un guide spirituel qui, pour concilier la théologie politique et la liberté humaine, est censé s’appuyer sur une seule chose : l’intellect. Sa seule autorité est la raison, et s’il mentionne « Dieu », ce mot ne désigne rien d’autre que la première manifestation de l’essence une, unique et inconnaissable du principe de toute chose. Un principe métaphysique simple qui n’a donc rien à voir avec le Dieu personnel, volontiers courroucé, de la révélation coranique.
DÉVELOPPER LA CONNAISSANCE DE DIEU
Or, cette approche philosophique a espéré, en son temps, faire de l’islam la religion philosophique par excellence; mais c’est malheureusement le contraire qui s’est passé. « Considéré avec dédain, mépris ou suspicion par le commun des religieux […], le philosophe met le doigt sur l’une des plaies de la culture musulmane, divisée entre un ésotérisme frappé du déni public et un exotérique discours d’orthopraxie, toujours confronté à ses insuffisances et à ses aveuglements. » D’où l’importance du travail qui consiste à reconstituer une tradition aujourd’hui malmenée, en consacrant une monographie au plus important d’entre eux, Mullâ Sadrâ. Considéré comme le premier métaphysicien musulman, né à Chiraz en 1571 de l’ère chrétienne, Mullâ Sadrâ a perçu que la religion ne gagnait rien – ou, plutôt, qu’elle perdait tout de son authentique spiritualité – à s’appuyer exclusivement sur les disciplines juridiques et sur la prédication et l’enseignement de normes rigides réglementant la vie sociale. Laissant de côté la définition des pratiques pieuses pour développer la connaissance de Dieu, sa pensée constitue une synthèse curieuse, originale, magnifique, où « le guide authentique est un maître de sagesse, la vie de l’intellect est salvifique, tandis que la pratique religieuse privée de connaissance est néfaste ». Surprise : dans ces conditions, « la religion philosophique frappe de nullité l’islam professé par la plus grande partie de ses fidèles ».