LA LITTÉRATURE DE PROVENCE ET SES SENS CACHÉS
La prose de Giono ou celle de Pagnol recèlent de nombreux emprunts au provençal, inaccessibles au lecteur non renseigné. Quelques exemples tirés de ces écrits francophones du Sud.
La Provence a été tardivement francisée. Le provençal y est resté la principale langue parlée jusqu’au milieu du xxe siècle. C’est d’ailleurs en 1904 que la littérature en provençal, qui n’a cessé de briller depuis les troubadours médiévaux, atteint un point culminant avec le Nobel décerné à Frédéric Mistral. La littérature en français ne s’y développe vraiment qu’à partir du
xixe siècle, en contact étroit avec langue et littérature provençales. Ces effets sont surtout perceptibles, d’une part, dans l’usage d’un français mêlé de provençal dans son lexique, et, d’autre part, dans des styles sous influence des façons de dire provençales. Au point qu’on peut parler d’une littérature francophone de Provence, à la fois pour la distinguer de l’expression littéraire en provençal et pour indiquer sa situation de littérature de contact entre deux langues et deux cultures, comme l’ont proposé des spécialistes de la littérature francophone de Bretagne (B. Hüe, M. Gontard, P. Rannou).
SAISIR LE PROVENÇAL SOUS LE FRANÇAIS
Ainsi, même chez un Giono qui n’a pas cherché à cultiver le « régionalisme », on rencontre de fréquents emprunts au provençal, peu compréhensibles si on ne connaît pas cette langue et même des passages en provençal. Que signifie « Un chien regarde bien un évêque » (Un roi sans divertissement) si on ne connaît pas l’expression provençale « Un chin regardo bèn un evesque… emai li levo pas lou capèu » (un chien regarde bien un évêque mais il ne le salue pas), sa signification métaphorique (qui veut dire : « ce n’est pas parce qu’on regarde quelqu’un qu’on lui accorde de l’intérêt ») ainsi que le principe à deux temps des locutions provençales ? Le style de Giono, concentré dans la Trilogie de Pan, est une reproduction du style provençal en français, par exemple : « J’arrivais à Volx sur le pointu du jour. Avec la barre du frein je cognais contre la porte. La maîtresse ouvrait la fenêtre. « C’est toi, Janet ? » Elle connaissait mon taper » (Colline).
L’oeuvre de Pierre Magnan est connue pour être emplie d’emprunts à la langue et à la culture provençales. Il en va de même des réseaux de significations codés sous la toponymie provençale dans l’oeuvre de Bosco ou des noms des personnages chez Pagnol. Bosco a d’ailleurs aussi écrit en provençal tout comme Paul Arène,
Alphonse Daudet, Louis Brauquier, Jean Aycard ou Germain Nouveau.
UN EXOTISME COCASSE ET STÉRÉOTYPÉ
L’emblématique Pagnol est resté largement incompris au point qu’on en a tiré le péjoratif « pagnolade », terme qui révèle surtout le regard quasi colonial de lettrés parisiens et de leurs suiveurs dans la bourgeoisie méridionale qui y voient un exotisme cocasse, populaire et stéréotypé. Reçu d’un point de vue provençal, Pagnol écrit et filme des tragédies, drames familiaux et souffrances humaines, inscrits dans les dures contraintes d’une culture méditerranéenne traditionnelle, où les femmes étouffent, où le code d’honneur passe avant l’amour, où la loi du silence domine et où la pauvreté est dignité face à l’arrogance des riches.
Son oeuvre est marquée par le thème des femmes « perdues », prisonnières, abandonnées : Fanny, Angèle, la fille du puisatier, la femme du boulanger, Arsule, Manon (celle de Pagnol, pas celle francisée par Claude Berri) et tant de seconds rôles comme la tante Claudine ou Aimée Cadoret. Mais, selon les règles de la pudeur provençale, tout ceci est enrobé sous une apparente légèreté, une façade de joyeuseté destinée à masquer l’intime. Tout lecteur qui a une culture provençale – il y en a de moins en moins – voit l’ombre avant tout, derrière ce soleil mis en scène pour aveugler. Et c’est quand on touche aux choses les plus intimes et les plus profondes qu’on revient au provençal, même dans une pièce en français créée à Paris : « Es un pichoun, Fanny ? Digo-mi, es un pichoun ? ». La provençalité n’est donc pas là pour faire rire, mais pour toucher qui sait la lire. Et ceux qui sont ridicules, ce sont alors les « Franchimands » (Français non méridionaux) tels M. Brun, les snobs qui se moquent du « Schpountz », M. Belloiseau et l’ingénieur de Paris dans L’Eau des collines ou le faux Marseillais dans la scène 6 de l’acte I de Fanny. *Enseignant-chercheur spécialisé dans les sciences du langage, Philippe Blanchet est président du conseil académique de l’Université de Rennes II. Il est né à Marseille et a publié, entre autres, un Dictionnaire du français régional de Provence (Bonneton).
LA PROVENÇALITÉ N’EST PAS LÀ POUR FAIRE RIRE, MAIS POUR TOUCHER QUI SAIT LA LIRE