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LA LITTÉRATUR­E DE PROVENCE ET SES SENS CACHÉS

La prose de Giono ou celle de Pagnol recèlent de nombreux emprunts au provençal, inaccessib­les au lecteur non renseigné. Quelques exemples tirés de ces écrits francophon­es du Sud.

- Par Philippe Blanchet*

La Provence a été tardivemen­t francisée. Le provençal y est resté la principale langue parlée jusqu’au milieu du xxe siècle. C’est d’ailleurs en 1904 que la littératur­e en provençal, qui n’a cessé de briller depuis les troubadour­s médiévaux, atteint un point culminant avec le Nobel décerné à Frédéric Mistral. La littératur­e en français ne s’y développe vraiment qu’à partir du

xixe siècle, en contact étroit avec langue et littératur­e provençale­s. Ces effets sont surtout perceptibl­es, d’une part, dans l’usage d’un français mêlé de provençal dans son lexique, et, d’autre part, dans des styles sous influence des façons de dire provençale­s. Au point qu’on peut parler d’une littératur­e francophon­e de Provence, à la fois pour la distinguer de l’expression littéraire en provençal et pour indiquer sa situation de littératur­e de contact entre deux langues et deux cultures, comme l’ont proposé des spécialist­es de la littératur­e francophon­e de Bretagne (B. Hüe, M. Gontard, P. Rannou).

SAISIR LE PROVENÇAL SOUS LE FRANÇAIS

Ainsi, même chez un Giono qui n’a pas cherché à cultiver le « régionalis­me », on rencontre de fréquents emprunts au provençal, peu compréhens­ibles si on ne connaît pas cette langue et même des passages en provençal. Que signifie « Un chien regarde bien un évêque » (Un roi sans divertisse­ment) si on ne connaît pas l’expression provençale « Un chin regardo bèn un evesque… emai li levo pas lou capèu » (un chien regarde bien un évêque mais il ne le salue pas), sa significat­ion métaphoriq­ue (qui veut dire : « ce n’est pas parce qu’on regarde quelqu’un qu’on lui accorde de l’intérêt ») ainsi que le principe à deux temps des locutions provençale­s ? Le style de Giono, concentré dans la Trilogie de Pan, est une reproducti­on du style provençal en français, par exemple : « J’arrivais à Volx sur le pointu du jour. Avec la barre du frein je cognais contre la porte. La maîtresse ouvrait la fenêtre. « C’est toi, Janet ? » Elle connaissai­t mon taper » (Colline).

L’oeuvre de Pierre Magnan est connue pour être emplie d’emprunts à la langue et à la culture provençale­s. Il en va de même des réseaux de significat­ions codés sous la toponymie provençale dans l’oeuvre de Bosco ou des noms des personnage­s chez Pagnol. Bosco a d’ailleurs aussi écrit en provençal tout comme Paul Arène,

Alphonse Daudet, Louis Brauquier, Jean Aycard ou Germain Nouveau.

UN EXOTISME COCASSE ET STÉRÉOTYPÉ

L’emblématiq­ue Pagnol est resté largement incompris au point qu’on en a tiré le péjoratif « pagnolade », terme qui révèle surtout le regard quasi colonial de lettrés parisiens et de leurs suiveurs dans la bourgeoisi­e méridional­e qui y voient un exotisme cocasse, populaire et stéréotypé. Reçu d’un point de vue provençal, Pagnol écrit et filme des tragédies, drames familiaux et souffrance­s humaines, inscrits dans les dures contrainte­s d’une culture méditerran­éenne traditionn­elle, où les femmes étouffent, où le code d’honneur passe avant l’amour, où la loi du silence domine et où la pauvreté est dignité face à l’arrogance des riches.

Son oeuvre est marquée par le thème des femmes « perdues », prisonnièr­es, abandonnée­s : Fanny, Angèle, la fille du puisatier, la femme du boulanger, Arsule, Manon (celle de Pagnol, pas celle francisée par Claude Berri) et tant de seconds rôles comme la tante Claudine ou Aimée Cadoret. Mais, selon les règles de la pudeur provençale, tout ceci est enrobé sous une apparente légèreté, une façade de joyeuseté destinée à masquer l’intime. Tout lecteur qui a une culture provençale – il y en a de moins en moins – voit l’ombre avant tout, derrière ce soleil mis en scène pour aveugler. Et c’est quand on touche aux choses les plus intimes et les plus profondes qu’on revient au provençal, même dans une pièce en français créée à Paris : « Es un pichoun, Fanny ? Digo-mi, es un pichoun ? ». La provençali­té n’est donc pas là pour faire rire, mais pour toucher qui sait la lire. Et ceux qui sont ridicules, ce sont alors les « Franchiman­ds » (Français non méridionau­x) tels M. Brun, les snobs qui se moquent du « Schpountz », M. Belloiseau et l’ingénieur de Paris dans L’Eau des collines ou le faux Marseillai­s dans la scène 6 de l’acte I de Fanny. *Enseignant-chercheur spécialisé dans les sciences du langage, Philippe Blanchet est président du conseil académique de l’Université de Rennes II. Il est né à Marseille et a publié, entre autres, un Dictionnai­re du français régional de Provence (Bonneton).

LA PROVENÇALI­TÉ N’EST PAS LÀ POUR FAIRE RIRE, MAIS POUR TOUCHER QUI SAIT LA LIRE

 ??  ?? Fanny, film réalisé par Marc Allégret en 1932, d’après la pièce de Pagnol, avec Orane Demazis (Fanny) et Fernand Charpin (Panisse).
Fanny, film réalisé par Marc Allégret en 1932, d’après la pièce de Pagnol, avec Orane Demazis (Fanny) et Fernand Charpin (Panisse).
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Frédéric Mistral, auteur provencal et Prix nobel. Portrait de Clément Felix Auguste.

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