PREMIERS DE CORDÉE
Les sentiers les plus accidentés et sinueux sont parfois… à la verticale. Il existe ainsi une véritable tradition du récit de montagne et d’escalade. À l’image des récents ouvrages de William Finnegan et d’Al Alvarez. Gare au vertige !
Les fanatiques d’escalade ne s’arrêtent jamais. Quand ils ne grimpent pas en intérieur, ils grimpent en extérieur. Quand ils ne grimpent pas du tout, ils lisent des livres sur l’art de grimper. L’escalade et l’alpinisme ont suscité une bibliothèque mondiale riche de plusieurs milliers de volumes, à commencer par les souvenirs de grands grimpeurs, avec leurs titres tapageurs – Solo intégral (Alex Honnold), Ma vie suspendue (Patrick Edlinger), So High (Romain Desgranges) ou Défonce verticale (Jim Bridwell). Les ascensions mythiques ont aussi donné lieu à d’innombrables récits, comme Tragédie à l’Everest de Jon Krakauer, ou 342 heures dans les Grandes Jorasses de René Desmaison. Certaines maisons sont d’ailleurs spécialisées dans le domaine, à l’image de Paulsen/Guérin ou d’Arthaud. Et des cadors du journalisme littéraire se sont penchés sur le sujet, notamment
Al Alvarez et William Finnegan, dont les livres arrivent ensemble ces jours-ci sur les tables de nos librairies.
UNE PASSION TARDIVE
Le second, grand reporter au New Yorker, est connu des lecteurs français qui ont pu lire en 2017 Jours barbares, le récit sur le surf qui lui avait valu le prix Pulitzer. Il se trouve qu’en plus du surf Finnegan s’est découvert une passion tardive pour l’escalade, grâce à sa fille Mollie qui, adolescente, s’est révélée être une grimpeuse hors pair. Des salles new-yorkaises aux rocheuses canadiennes ou aux spots du Querétaro, père et fille voyagent de plus en plus loin pour grimper ensemble, la particularité de leur relation étant que les rôles sont inversés : elle est le mentor, lui, l’élève. Souvent, la contempler suffit à son plaisir. « C’était devenu une de mes activités préférées : regarder Mollie grimper. Elle était tellement concentrée sur sa façon de bouger, de lire la paroi, de résoudre le problème. De loin, lorsque tous les efforts devenaient invisibles, elle paraissait éthérée, gracieuse. » Illustré, dans la version française, par des dessins d’Aleksi Cavaillez, ce petit livre – simplement intitulé Avec Mollie – offre un aperçu intéressant sur l’univers américain de la grimpe et quelques scènes d’action réussies, où l’élégance innée de Mollie, à l’aise sur toutes les parois, fournit un contraste comique avec les mouvements incertains de son père qui, quoique d’un niveau à en faire pâlir plus d’un, se compare humblement à « un vieux gibbon qui s’étire ».
GRIMPEUR, CASCADEUR ET CONSULTANT
Autre star du journalisme littéraire, Al (pour Alfred) Alvarez est quant à lui traduit pour la première fois chez nous. Né en 1929, il fut d’abord poète et professeur de littérature à Oxford ; The New Poetry, son anthologie de la poésie anglo-saxonne parue en 1962, reste un
classique du genre. Devenu grand reporter, il a écrit de nombreux livres sur des sujets aussi variés que le divorce, la dépression nerveuse (thème qui lui a été inspiré par la vie de son amie, Sylvia Plath), les rêves, ou l’industrie pétrolière. Surtout, il a abondamment écrit sur les deux passions de sa vie : le poker et l’escalade. Amateur chevronné, Alvarez a fait de nombreuses ascensions délicates en compagnie de son vieil ami Julian Anthoine, dit Mo (1939-1989), l’un des grimpeurs les plus respectés des années 1960 et 1970. C’est à lui qu’est consacré Nourrir la bête, un petit livre tendu comme une corde, qui mélange portrait et souvenirs d’ascension. Anthoine se révèle être un personnage hors du commun, touche-à-tout de génie, inventeur dans l’âme. Snowdon Mouldings, sa petite manufacture installée au pays de Galles, crée des vêtements d’escalade, des tentes et des piolets révolutionnaires pour l’époque, prisés par les alpinistes comme par les troupes d’élite de l’armée anglaise. Anthoine a officié aussi au cinéma en tant que cascadeur et consultant ; c’est à lui qu’on doit les scènes en altitude ou en milieu hostile dans Cinq jours ce printemps-là ou Mission, le film de Joffé tourné en Argentine ! Casse-cou, aventurier, camarade à la loyauté indéfectible et éternel optimiste, Mo Anthoine est toujours prêt pour l’aventure, et jamais à court d’une réplique bien frappée. DES SCÈNES SPECTACULAIRES
Outre son portrait proprement dit, Nourrir la bête vaut aussi pour ses excellentes scènes de grimpe, spectaculaires à souhait, et parfois angoissantes. Les expéditions auxquelles participent Anthoine et Alvarez ne tournent pas toujours bien, que ce soit pour eux ou pour leurs compagnons ; engelures, chutes, chevilles fracturées, tout y passe. Pourtant, en dépit du danger, de la souffrance physique et des accidents, Mo Anthoine l’assure, l’escalade demeure « une affaire de plaisir », presque un art de vivre, qui présente la particularité de mobiliser la totalité des qualités de l’individu, physiques comme mentales. « Chaque longueur est une série de problèmes bien précis liés au site, écrit Alvarez, quelles prises utiliser, avec quelles combinaisons, afin de monter sans danger en dépensant le moins d’énergie possible, comme une partie d’échecs avec son corps. » Que vous ayez ou non un baudrier dans votre placard, ne manquez pas ce récit passionnant et lumineux, véritable ode au dépassement de soi, à la nature et à l’amitié.