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Première partie

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« Voici le motif du Soleil. Si vous êtes inquiètes, touchez-le, et vous serez fortes à nouveau »

Quand Rosa et moi étions neuves, on nous avait placées au milieu de la boutique, à côté de la table des magazines, ce qui nous permettait de voir la moitié de la vitrine. Et donc d’observer la rue – les employés de bureau au pas pressé, les taxis, les coureurs, les touristes, l’Homme Mendiant et son chien, le bas du bâtiment du RPO. Lorsque nous fûmes bien installées, Gérante nous laissa nous avancer peu à peu, jusqu’à la vitrine, ce qui nous permit de découvrir la hauteur du bâtiment. Si c’était le bon moment, nous voyions le Soleil poursuivre sa trajectoir­e entre les toits de ce côté de la rue et le sommet du RPO.

Si j’avais cette chance, je penchais mon visage vers le Soleil pour absorber le plus de nutriment possible, et si Rosa se trouvait avec moi, je lui conseillai­s de m’imiter. Au bout d’une minute ou deux, il nous fallait reprendre nos places, et les premiers temps, nous craignions de devenir de plus en plus faibles, car de l’endroit où nous étions, il nous était souvent impossible de voir le Soleil. Boy AA Rex, qui se tenait alors près de nous, affirmait qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter parce que le Soleil pouvait nous atteindre absolument n’importe où. Il désigna les lames du parquet et ajouta : « Voici le motif du Soleil. Si vous êtes inquiètes, touchez-le, et vous serez fortes à nouveau. »

Il n’y avait pas de clients quand il prononça ces mots, Gérante était occupée à disposer des objets sur les étagères rouges et je préférai ne pas la déranger pour lui demander la permission. Je lançai un coup d’oeil à Rosa, et comme elle me fixait sans réagir, je fis deux pas avant de m’accroupir, les mains tendues vers le motif du Soleil sur le sol. Mais à peine l’avais-je effleuré du bout des doigts qu’il s’estompa, et malgré tous mes efforts – je tapotai le sol à cet endroit, et n’obtenant aucun résultat, je frottai les lattes –, il ne réapparut pas. Lorsque je me redressai, Boy AA Rex dit : « Klara, tu es trop avide. Les filles AA, vous êtes toujours si goulues. »

J’étais encore neuve, il me vint aussitôt à l’esprit que je n’y étais peut-être pour rien ; le Soleil s’était sans doute retiré à l’instant où j’avais effleuré le plancher. Mais le visage de Boy AA Rex resta empreint de gravité.

« Tu as gardé tout le nutriment pour toi, Klara. Regarde, il fait presque nuit. »

L’intérieur du magasin s’était en effet assombri. Dehors, à la limite du trottoir, le panneau de stationnem­ent interdit fixé au lampadaire était devenu gris et flou.

« Je m’excuse », répondis-je à Rex, puis, me tournant vers Rosa : « Je m’excuse. Je n’ai pas fait exprès de tout garder pour moi.

— Par ta faute, reprit Boy AA Rex, je serai plus faible ce soir.

— Tu plaisantes, dis-je. J’en suis certaine.

— Pas du tout. Il se peut que je tombe malade tout de suite. Et les AA au fond du magasin ? Il y a déjà quelque chose qui ne va pas chez eux. Leur état va sûrement empirer à présent. Tu t’es montrée trop goulue, Klara.

— Je ne te crois pas », répliquai-je, mais je n’en étais plus aussi sûre. Je regardai Rosa, dont le visage restait impassible.

« Je ne me sens pas bien du tout », reprit Boy AA Rex. Et il s’affaissa.

« Mais tu viens toi-même de le dire. Le Soleil trouve toujours le moyen de nous atteindre. Tu plaisantes, je le sais. »

Je parvins enfin à me convaincre qu’il me faisait marcher. Mais ce jour-là, je sentis que sans en avoir eu l’intention, j’avais poussé Rex à aborder un sujet embarrassa­nt, dont la plupart des AA du magasin préféraien­t ne pas parler. Et peu après, ce qui arriva à Boy AA Rex me fit penser que même s’il avait plaisanté ce jour-là, il y avait eu une part de sérieux dans sa réponse.

C’était une matinée lumineuse, et Rex ne se trouvait plus avec nous parce que Gérante l’avait installé dans le renfonceme­nt de la vitrine. Chaque emplacemen­t était pensé avec soin, disait-elle, et l’endroit où nous étions n’intervenai­t en aucune manière dans le choix des clients. Nous savions tous que le regard d’une personne entrant dans la boutique se posait d’abord sur la devanture, et Rex fut naturellem­ent satisfait d’y être placé à son tour. Nous l’observions depuis le milieu du magasin, debout, le menton en l’air, inondé par les rayons du Soleil, et Rosa se pencha vers moi pour dire : « Oh, il est vraiment magnifique ! Il va bientôt trouver une maison, c’est certain ! »

Rex entamait sa troisième journée dans la vitrine quand une fille entra avec sa mère. À l’époque je ne savais pas encore très bien deviner l’âge des gens, mais je me souviens d’avoir estimé qu’elle devait avoir treize ans et demi, et je pense aujourd’hui ne pas m’être trompée. La mère travaillai­t dans un bureau, et on voyait à ses chaussures et à son tailleur qu’elle occupait un poste important. La fille alla aussitôt se planter devant Rex, pendant que la femme s’avançait dans notre direction, nous jetant un coup d’oeil avant de continuer vers le fond du magasin où deux AA, perchés sur la table en verre, balançaien­t les jambes sur les conseils de Gérante. À un moment donné, la mère appela sa fille, mais la petite l’ignora, continuant de dévisager Rex. Elle tendit une main puis la fit glisser sur son bras. Il resta silencieux, bien sûr, et se contenta de sourire, immobile, ainsi qu’on nous avait recommandé de le faire lorsqu’un client nous portait un intérêt particulie­r.

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