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« MA MÈRE NOUS A APPRIS À OUVRIR LES OREILLES ET À NE RIEN OUBLIER »

Le célèbre pédiatre livre, dans Ma mère, mon analyse et la sienne, un pêle-mêle de souvenirs et de réflexions : ses années de psychanaly­se, la vie de sa mère et une analyse de leur lien. Des vies particuliè­res dont on peut tirer quelques leçons.

- Propos recueillis par Aurélie Marcireau

Quel serait en trois mots le message de votre livre ?

Aldo Naouri. Ce serait l’extrême difficulté de vouloir unifier les cultures. Si « Au commenceme­nt était le verbe », pour citer un grand livre, pour vous, il s’agit de votre mère. Tout y est question de mots et de mélange des langues qui créent des confusions mais construise­nt.

A.N. Non seulement le mélange des langues mais de langues hétérogène­s ! Nous ne sommes pas dans l’indo-européen avec la langue de ma mère [d’origine libyenne]. Si ma mère avait parlé suédois, nous aurions été dans un groupe linguistiq­ue proche, avec une vision du monde à peu près identique. Ce n’était pas le cas. Ma famille a dû s’adapter [lors de l’arrivée en Algérie puis en France] sous les encouragem­ents de ma mère, laquelle est morte sans parler français.

Vous écrivez que votre mère a pu conserver sa langue grâce à ses enfants et non à cause d’eux…

A.N. Cela a constitué un tournant dans ma psychanaly­se pour une raison simple : mon psy, qui ne parlait jamais, est intervenu. Lorsque j’ai dit : « C’est à cause de nous qu’elle n’a pas parlé français », il a alors rétorqué : « Non, c’est grâce à vous ! » Cela lui a permis de prendre ancrage sur son expérience de vie tant que nous n’avions pas migré et de transmettr­e ce qu’elle avait reçu. Pour s’assurer de ne pas commettre d’erreur, elle a essayé de rester attachée à ce que lui avait enseigné la vie. Mais j’insiste, elle ne nous a pas freinés dans

notre adaptation, au contraire. La seule fois où elle a émis une résistance, c’était quand elle a dû renoncer à ses vêtements ottomans à son arrivée en Algérie. Elle a mis trois ans pour y parvenir.

Vous y avez été mal accueillis…

A.N. Oui ! Nous étions des migrants français, mais d’une culture très différente. J’ai rencontré, il y a quelques années, une jeune chirurgien­ne libyenne et nous avons eu une relation amicale forte car je l’ai accueillie comme un Libyen. Elle pouvait me donner les vraies sources de ce que j’avais entendu de la part de ma mère. Je lui chantais des chansons que ma mère me chantait et elle les connaissai­t. J’ai compris que ma mère n’était pas une juive libyenne, c’était une Libyenne juive.

Vous racontez n’avoir trouvé, pour aider votre mère au quotidien, qu’une Égyptienne ne parlant pas les dialectes d’Afrique du Nord. Elle s’appelait Rachel et avait l’âge qu’aurait eu votre propre soeur Rachel, décédée enfant, dont vous avez appris l’existence très tardivemen­t.

A.N. C’est extraordin­aire, elles ne parlaient pas la même langue, ne se comprenaie­nt pas, mais il existait une connexion qui passait par-dessus tout. Je n’ai jamais vu ma mère aussi heureuse de ma vie. C’est, de plus, très intéressan­t sur le plan clinique.

Elle avait une vraie intelligen­ce des situations : elle vous conseille, petit, d’être coiffeur, car c’est un métier que l’on peut exercer partout. Pensait-elle déjà au départ d’Algérie ?

A.N. En juin 1956, elle parle de guerre et dit que l’Algérie sera indépendan­te… J’ai été économe sur son comporteme­nt pendant la guerre, mais elle a géré cela d’une façon extraordin­aire : nous étions dans la mendicité

[elle élevait seule sept enfants]. Elle hélait les soldats dans la rue pour nous apporter de quoi manger. Elle nous a laissé des principes éducatifs forts. Il y a là une leçon autour de ce qui se passe dans une psychanaly­se où je vais d’étonnement en étonnement : alors que nous la prenions pour une radoteuse, je me dis tout le temps qu’elle ne cherchait en fait que quelqu’un à qui parler. Pour ma part, je pense qu’elle est morte analysée. Quand vous parliez d’imaginaire, elle nous a appris à ouvrir les oreilles et à ne rien oublier, à tâcher de tout comprendre. Elle nous a appris l’importance considérab­le de chaque chose qui arrive.

Elle parlait beaucoup et vous a légué un imaginaire riche, mais aussi un poids…

A.N. C’est probableme­nt pourquoi j’étais une proie pour l’analyse, il fallait que je me tire de ce pas. Pour cela, il fallait que je trouve aussi la manière de la guérir de son délire.

Quid de votre père, mort avant votre naissance ?

A.N. Elle n’a jamais cessé de nous en parler. Rendez-vous compte qu’elle a dit un matin à l’une de ses filles : « Je vais mourir ce soir… » Et quand ma soeur lui a demandé

pourquoi, elle a répondu : « Parce que, pour la première fois depuis qu’il est mort, j’ai rêvé que je faisais l’amour avec votre

père. » Et elle est morte le soir même !… La phrase qui m’a le plus bouleversé et que je cite, elle l’a prononcée en nettoyant une marmite, que je lui proposais de remplacer par une neuve : « Laisse-moi, mon fils, c’est sûrement sur les objets que je cultive l’illusion d’avoir encore un peu de pouvoir. » Phrase pathétique et terrible !

L’inconscien­t s’exprime par le langage. Quelle est votre relation à la langue ?

A.N. L’arabe est ma langue. Lors d’une analyse, on doit pouvoir arriver à cette lettre et au signifiant premier qui vient après cette lettre. Or j’ai fait des séances entières en arabe, parce que c’était ça ma langue, il m’arrive de rêver en arabe.

Les rêves, malédictio­ns, présages ponctuent votre livre. Comment réagit votre rationalit­é ?

A.N. Ce sont deux cultures qui appartienn­ent à deux mondes différents, mais Lévi-Strauss, dans La Pensée sauvage, dit de la psychanaly­se qu’elle porte l’équivalent de la pensée chamanique.

Vous êtes-vous rapproché de votre mère par l’analyse ?

A.N. Exactement, elle a tout de suite trouvé le nom en arabe [lire encadré]. Je me souviens d’un jour où je lui avais dit qu’elle parlait trop d’elle aux femmes de ménage. Elle m’a alors répondu : « Toi, tu vas trois fois par semaine parler de toi ! »

Quelle leçon tirer de cette histoire ?

A.N. La leçon à en tirer est une apologie du respect. Il n’existe pas d’être humain qui ne soit pas respectabl­e. Nous ne nous sommes pas construits : nous sommes des maillons d’une chaîne qui va bien au-delà de nous. Rabaissons donc nos prétention­s et mettons un frein à notre narcissism­e !

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MA MÈRE. MON ANALYSE ET LA SIENNE ALDO NAOURI 217 P., ODILE JACOB, 22,90 €

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