CLAIRE CHAZAL LE GRAND ENTRETIEN MICHEL BUSSI
Dans l’enfance, Michel Bussi adorait écrire des contes, des devinettes ou des calembours. Il aimait plonger dans l’univers du merveilleux. Et c’est ainsi que le romancier d’aujourd’hui donne volontiers la parole aux plus jeunes. Dans son dernier livre, Rien
ne t’efface – un titre qui parlera aux amoureux de Jean-Jacques Goldman… –, ses héros, Esteban et Tom, ont 10 ans. Ils sont à cet âge où l’on hésite entre crédulité et conscience de la réalité. Le lecteur se laisse emporter. Il est question de disparition, de réincarnation, et tout cela ajoute à l’intrigue. L’écrivain sait, depuis ses premiers récits, Code Lupin mais surtout Nymphéas noirs, en 2011, ou Un
avion sans elle, en 2012, ménager le suspense, faire progresser l’enquête jusqu’à la résolution de l’énigme. À la fin, il suscite la surprise par un retournement de situation.
Nous sommes ainsi dans l’univers du roman policier à la française, de Sébastien Japrisot à Fred Vargas en passant par Pierre Lemaitre. Des histoires ancrées dans un territoire. En géographe de formation, Michel Bussi choisit avec soin le cadre de narration. Sa Normandie natale, une île comme la Corse ou les Marquises. Cette fois : l’Auvergne avec ses lacs mystérieux et ses forêts sombres. L’auteur y a fait de longs séjours en colonies de vacances. Outre le lieu, il y a les personnages secondaires, dépeints souvent avec humour : Rien ne t’efface nous fait suivre les investigations d’un couple improbable, d’une assistante sociale, baptisée Savine, et d’un employé de mairie, au nom évocateur de Nectaire !
Enfin, il confère volontiers au thriller une dimension sociétale : les migrants, les inquiétudes des mères. Cette fois elles sont deux, bien différentes, l’une médecin, rationnelle, construite ; l’autre fantasque, amoureuse d’un paumé. Et l’on se demande qui de Maddy ou d’Amandine donne le plus d’amour à son fils. La question évidemment reste sans réponse. Voilà toute la chair qui nourrit la mélodie dramatique. Est-ce la recette du succès ? Michel Bussi ne peut pas le dire, bien sûr. Il est seulement heureux d’offrir à tant de fidèles le bonheur de la lecture.
À noter aussi la parution du deuxième tome de la saga pour ados N.E.O., Les Deux Châteaux (PKJ), et l’adaptation en bande dessinée d’Un avion sans elle par Fred Duval et NicolaÏ Pinheiro (Glénat).
Rien ne t’efface est un roman à suspense où vous nous emmenez à nouveau dans l’univers de l’enfance. Qu’y trouvez-vous ?
Michel Bussi. Il y a sûrement une part d’inconscient. L’enfance, que je n’abordais pas forcément dans mes premiers romans, m’est apparue comme une évidence avec Nymphéas
noirs, où une partie du récit est racontée par Fanette, une petite fille de 10 ans, puis dans Comme un avion sans elle, qui retrace l’histoire d’un bébé. Je me suis alors aperçu que j’adorais écrire à hauteur d’enfant, raconter la façon dont ils perçoivent les adultes, le monde. Cela permet d’avoir un ton un peu différent, un décalage. En tant que lecteur, je me rends compte aussi que mes romans préférés sont ceux écrits avec le point de vue d’un enfant, comme Petit pays de Gaël Faye. Généralement, il y a plus d’inventivité, peut-être parce qu’il y a plus d’imaginaire, on peut davantage s’arranger avec la syntaxe, la grammaire. Ce qui permet de créer un effet de complicité et de s’affranchir de quelque chose de trop normé. Sans doute y a-t-il là une part de moi. L’idée de relier l’univers du polar à celui de l’enfance, donc à une forme de mélancolie, de poésie me rapproche de mes inspirations comme, par exemple, Marcel Aymé. C’est d’ailleurs ainsi que les auteurs de romans noirs sont perçus à l’étranger, ce qui peut expliquer mon succès et celui d’écrivains comme Fred Vargas ou Pierre Lemaitre. Il y a un côté merveilleux dans les polars français.
Les deux jeunes personnages du roman – le petit Esteban, qui disparaît, et son double, Tom – ont 10 ans. Pourquoi avoir choisi cet âge-là ?
M.B. Il fallait que mes petits héros aient 10 ans ! Ils peuvent encore croire au merveilleux tout en ayant une forme de rationalité qui fait qu’on ne peut plus y croire ou qu’on peut agir presque comme des adultes. C’est un âge charnière.
L’histoire commence avec la mère d’Esteban, médecin à Saint-Jean-de-Luz, qui ne veut pas accepter la disparition de son fils. Cette femme rationnelle se met alors à croire en l’impossible, à la magie…
M.B. L’idée était de la mettre dans une position semblable à celle du lecteur, qui est plutôt rationnel mais qui va être confronté à des événements qu’il ne peut s’expliquer. Ainsi, la mère, Maddie, se met à croire en la réincarnation de son enfant. Mon roman est parti de là. Très souvent, ils naissent de situations extraordinaires, étranges, psychologiques, auxquelles j’ajoute une intrigue policière avec un dénouement rationnel, plutôt que de commencer directement par un meurtre.
Pourquoi aborder le thème de la réincarnation ?
M.B. Quand j’ai imaginé cette histoire d’enfant qui ne vieillit pas, je me suis dit que la réincarnation pouvait être un fil à tirer comme piste ou fausse piste. C’était aussi un thème que je voulais explorer. Ce que je trouve troublant – je ne pense pas croire réellement en la réincarnation –, c’est la notion d’inné : d’où viennent nos aptitudes, nos caractères ? Moi qui suis quelqu’un de plutôt hyperactif, curieux, avide de découvertes et d’expériences, quand je vois des personnes qui sont au contraire plutôt contemplatives, je me dis que peut-être ces gens-là ont déjà vécu tellement de vies qu’ils sont en fait des âmes matures qui regardent le monde de manière apaisée, contrairement à moi qui suis une âme jeune. C’est assez séduisant de se dire qu’on peut expliquer tout cela par les vies antérieures…
Vous évoquez également le rapport mère-fils à travers Maddie et Esteban mais aussi Amandine et Tom. Le livre pose la question de ce qu’est une bonne mère, mais vous n’apportez pas de réponse…
M.B. Non. On peut penser que Maddie est une bonne mère alors que ce n’est pas le cas. Amandine pourrait apparaître comme fantasque, en marge, mais elle est aimante envers son enfant. C’est quelque chose de courant aujourd’hui : des mères qui vivent en marge du système et veulent inculquer leurs propres valeurs à leurs enfants. J’ai été élevé par une mère seule ; depuis toujours, l’image de la mère courage, aimante, traverse mes romans. Il n’y a pas d’exemples de sacrifices aussi puissants que ceux dont sont capables les mères pour leurs enfants. C’est à la fois beau et effrayant. L’intrigue permettait de montrer cela.
Pour que l’intrigue se noue, il faut de bons enquêteurs. Vous en avez fait des personnages savoureux, improbables, avec Savine, l’assistante sociale, et Nectaire, secrétaire de mairie et ancien policier.
M.B. Cela vient sans doute de mes inspirations de littérature française avec des seconds rôles savoureux très ancrés dans un terroir, avec quelque chose qui est presque
à la limite du burlesque et qui donne du contrepoids à une intrigue dramatique. Je n’ai pas de héros récurrents contrairement à pas mal d’auteurs de romans policiers. Je suis obligé de réinventer des enquêteurs à chaque fois. C’est un véritable défi. Là j’en suis fier car ils fonctionnent bien. Et puis il y a ce jeu sur les noms que j’aime beaucoup et qui donne une dimension un peu ludique, décalée au roman, mais qui n’empêche pas les moments d’émotion et de suspense. Ce n’est pas nouveau, on a vu ça avec Agatha Christie et Hercule Poirot. Cela nous rappelle que nous sommes bien dans une fiction, pas dans un fait divers glauque.
Malgré l’irrationalité, il y a la résolution d’une enquête qui va donner une clé au lecteur…
M.B. C’est le contrat que j’ai avec mes lecteurs dès le départ. Je n’aime pas ces romans policiers qui ménagent très bien le suspense, mais qui évacuent la résolution par un tour de passe-passe facile ou déjà vu. Il y a forcément un côté déceptif. Il y a presque deux formes de romans policiers : ceux construits sur une intrigue autour de laquelle tout le reste se greffe, et ceux où l’intrigue importe peu et où ce qui compte est l’atmosphère, le message sociétal. Je ne saurais écrire un livre qui n’a pas d’intrigue, de résolution importante. C’est peut-être là que réside le respect pour le lecteur et qui explique mon succès.
Les lieux sont très importants dans vos livres. Ici, nous sommes notamment en Auvergne, pourquoi cette région ?
M.B. Je connais bien cette région pour y avoir passé toute mon enfance. Elle est vraiment attachée à mes souvenirs. J’ai découvert l’Auvergne des volcans plus tardivement. L’intrigue liée à la disparition d’un enfant qui s’est noyé était l’occasion d’y ancrer mon livre.
Vous êtes géographe, professeur à l’université de Rouen. Cette sciencelà influe-t-elle sur votre écriture ?
M.B. Dans ma façon d’appréhender un lieu, avoir été professeur de géographie rend les choses plus simples, notamment pour trouver des espaces qui ont une forme d’ambiguïté. Quelqu’un qui n’est pas géographe se contenterait peut-être de décrire merveilleusement, avec une forme de sensibilité, d’émotion. Être géographe permet d’avoir une approche plus analytique. J’étais en Auvergne juste avant le confinement et il faisait très beau, il n’y avait pas de neige, les stations de ski étaient désespérées, fantomatiques. Que devient un territoire de ce type-là quand il n’y a plus d’hiver ? Quelles sont les conséquences et qu’est-ce que cela montre de l’évolution de ces territoires. Je pense aussi que le fait d’être géographe évite le culturalisme, le déterminisme, avec une analyse globale, systémique des choses. Quand je décris la Corse, par exemple, j’essaie de m’extirper d’un certain nombre de clichés.
Comment un géographe qui prépare une thèse se met-il à l’écriture des fictions ?
M.B. J’ai toujours écrit, inventé des histoires. J’ai écrit mon premier roman quand je suis devenu maître de conférences. Je m’étais toujours dit que je me mettrais à l’écriture une fois que j’aurais terminé ma thèse car je n’avais pas le temps avant. C’était un défi personnel, je ne pensais pas que je serais écrivain. Souvent, les géographes font des récits de voyage et restent dans le réel ; moi, je suis plutôt dans l’imaginaire. Peut-être aussi parce que la discipline a évolué. Le fait de pratiquer une géographie plus théorique m’a sans doute amené à faire de la fiction. Écrire des livres m’a permis de combiner les deux.
Vous avez été publié tardivement, mais vous ne vous êtes jamais découragé ?
M.B. J’étais convaincu que je ne pourrais pas entrer par la grande porte, car j’avais envoyé mon premier manuscrit à quelques maisons d’édition qui ne m’avaient pas répondu. Je m’étais dit, à cette époque, que soit on me rappelait, soit c’était terminé. L’occasion s’est présentée lors du centenaire d’Arsène Lupin, pour lequel j’ai écrit une géographie d’Arsène Lupin mais sous l’angle de la
L’IDÉE DE RELIER L’UNIVERS DU POLAR À CELUI DE L’ENFANCE ME RAPPROCHE DE MES INSPIRATIONS
fiction. Je suis parti de quelque chose de réel, qui sont les romans mettant en scène le héros de Maurice Leblanc, pour construire une fiction avec une part de récit, et c’est devenu mon premier roman, Code Lupin.
Le succès que connaissent vos livres vous surprend-il ?
M.B. Oui, j’ai l’impression que ce n’est pas réel. C’est assez incroyable, surtout quand ça vous arrive tard et que votre vie est déjà construite, ça m’a permis de le vivre de manière assez détachée. À partir du moment où j’ai été publié, les portes se sont ouvertes les unes après les autres, ce qui a rendu tout cela assez facile à vivre. Il y a aussi, chez moi, une boulimie d’écriture.
Vous vous imposez une discipline ?
M.B. J’écris un peu partout et quand je veux, pas comme quand j’étais universitaire. Depuis que je me consacre entièrement à mon métier d’écrivain, je peux être sur plusieurs fronts, gérer davantage les à-côtés comme faire des interviews, voyager à l’étranger, participer aux différentes adaptations. Je n’écris pas tout le temps, mais j’ai quand même gardé un rythme d’universitaire qui a sa liste de choses à faire tous les ans. J’écris au moins un livre par an.
L’exercice n’est donc pas difficile pour vous…
M.B. Le problème, c’est que dès que je commence à imaginer une intrigue, à structurer des personnages, les choses se mettent en place très rapidement et ça m’est douloureux de laisser tout cela en jachère, sans rien en faire. Il y a donc un récit qui naît, qui se développe dans mon esprit. Puis vient le moment où il faut que j’écrive le roman pour que l’histoire, les personnages arrêtent de me hanter. Il y a quelque chose de l’ordre de l’addictif, de l’obsession. L’instant magique, c’est celui où le déclic se fait, où l’engrenage se met en marche.
Diriez-vous que vous appartenez à cette lignée d’écrivains français dont les romans à suspense sont ancrés dans le terroir ?
M.B. Il y a eu une évolution dans le polar depuis Jean-Christophe Grangé. Il est le premier à avoir fait de vrais thrillers français se déroulant en France avec des codes tels que des chapitres courts, de l’action, etc. Des auteurs comme Maxime Chattam se sont ensuite engouffrés dans la brèche. Il y a eu la même chose dans le rock français avec l’arrivée du groupe Téléphone. Je pense que mes romans s’ancrent dans cette lignée avec aussi cette inspiration plus française liée au merveilleux. Ce mélange est caractéristique de mes romans même si la part « française » est plus présente qu’une part plus américaine. On est presque dans le réalisme poétique, dans quelque chose d’à la fois très sérieux et décalé. C’est aussi là que se situe la limite de mes lecteurs : ceux qui n’aiment pas mes livres n’aiment pas le côté extravagant, un peu tiré par les cheveux de l’intrigue qui fait qu’ils n’y croient plus. Pour ma part, je suis plus admiratif d’auteurs ingénieux qui vont s’amuser que de ceux qui vont rester dans quelque chose de totalement crédible.
Vous n’avez jamais eu l’envie d’écrire des romans totalement psychologiques ou sentimentaux…
M.B. Je l’ai déjà fait, avec J’ai dû rêver trop fort, qui était un roman d’amour. Certains livres ont une thématique plus forte. Mais j’y
ai toujours ajouté une intrigue, un retournement de situation.
On la trouvait plutôt jolie traitait frontalement des migrants et s’est très bien vendu. Il y a peu de best-sellers qui évoquent aussi directement la migration. S’il a eu un tel succès, c’est, je pense, parce que derrière la question des migrants se cache un thriller avec ses retournements de situation et une dimension de suspense assumée. J’assume totalement que, par la forme du roman, on va toucher des gens qui ne l’auraient pas été en temps normal. C’est pareil pour la chanson française : les plus grands auteurs peuvent se permettre de parler de certains sujets dans leurs chansons car ils ont des mélodies accrocheuses. L’intrigue, c’est ma mélodie, c’est ce qui me permet de raconter des choses ; les lecteurs vont accrocher à mon intrigue comme à une mélodie.
Cela nous renvoie à la culture populaire, qui pâtit d’un certain snobisme en France…
M.B. Oui, et je l’ai découvert assez naïvement. C’est typiquement français, je pars en Belgique bientôt et je sais que là-bas ils n’ont pas du tout ce snobisme. Je pense être là où je voulais arriver. Quand j’étais petit, je lisais un peu de tout : du Jules Verne, des BD. Mon rêve n’était pas d’avoir le Goncourt, mais d’écrire des histoires et qu’elles soient partagées. C’est peut-être pour ça que Nymphéas noirs est le roman préféré de mes lecteurs : il y a une forme d’universalité, de simplicité, qui fait que ça touche presque également une très grande partie des gens. En ce moment, j’écris le second tome d’une saga pour ados et je trouve ça génial. Tout auteur rêve d’universalité, de pouvoir toucher tout le monde. Quand on est un écrivain populaire, on peut se bercer de cette illusion. Il y a quelque chose qui va traverser les âges, les générations. C’est très frustrant quand les livres ne se vendent pas. On n’atteint pas cette universalité si on reste au ras des pâquerettes. Il est très difficile de hiérarchiser les émotions, de dire si Proust écrivait mieux que Jules Verne. Pour moi, ce n’est même pas une question. Certains vont être sensibles à Jules Verne, d’autres davantage à Proust. C’est impossible de dire que l’un écrit mieux que l’autre car tout dépend de qui est celui qui le reçoit. Les critiques littéraires, toutes ces personnes qui font la « république des lettres », sont des gens cultivés, qui vont avoir des exigences plus élevées et aller vers un certain type d’ouvrage. Ce n’est pas pour autant que ceux qui vont se diriger vers une littérature différente sont inférieurs. On a la chance, en France, d’avoir un vrai tissu de lecteurs, de médiathèques, de salons. C’est impressionnant de voir à quel point, quelle que soit leur classe sociale, les Français sont attachés à la lecture, pas moins qu’avant et avec une forme d’éclectisme. Je prends pour exemple toute la vague de livres feel good. Les lecteurs peuvent y être attachés comme à du Flaubert car ils s’y retrouvent et ont l’impression que ces livres ont été écrits pour eux, ils changent leur vie, les bouleversent. J’ai l’exemple d’une lectrice qui m’a avoué avoir été bouleversée par mon dernier roman, elle ne le sera peut-être pas par le suivant. À partir du moment où les livres sont écrits de manière sincère, la relation entre l’auteur et le lecteur n’est pas hiérarchisable.