Quais du polar
Violences contre les femmes, culture du viol, mais aussi sororité et nouvelles « Sisters in Crime » : la place des femmes dans le polar actuel est l’un des grands thèmes de l’édition 2021. Rappel des faits.
En polar, la question du genre et de la place des femmes se présente en trois étapes. Primo : le roman policier des origines, ce detective novel qui eut cours des années 1880 à la Grande Guerre, c’était souvent une histoire de femmes (anglaises). De Catherine Pirkis à Agatha Christie pour les auteures, et de Mrs Gladden à Anne Rodway pour les héroïnes. Deusio : le hard boiled américain qui prit la suite, lancé par Dashiell Hammett et Raymond Chandler, fut nettement plus mâle. La gent féminine y était souvent cantonnée au rôle de la femme fatale. Tertio : épousant les revendications féministes, la romancière américaine Sara Paretsky fonda Sisters in Crime en 1986, groupe de pression revendiqué au sein même de la prestigieuse association Mystery Writers of America. Parmi leurs actions : créer des personnages féminins dont le comportement ne diffère pas de celui du sexe opposé.
C’est avec la perspective dessinée par ces trois temps qu’il convient de lire les romans récents traitant des violences contre les femmes. Certes, le polar n’a pas attendu que l’actualité soit faite de féminicides et de culture du viol pour évoquer ces tragédies. Mais tout ce qui s’est passé depuis la déflagration MeToo change forcément notre lecture sur les fictions qui s’en saisissent.
DÉTOURNER LES CODES
Héroïnes de Manger Bambi de la Belge Caroline de Mulder, paru en ce mois de janvier dans « La Noire » de Gallimard, les adolescentes Leïla, Louna et Hilda s’inscrivent sur des sites de sugar dating afin d’y berner des hommes qui se croient si puissants avec leur argent. Sur fond de sororité, elles imitent et détournent les codes de la violence masculine.
Autre trace forte d’une adolescence en guerre : Maud, 15 ans, héroïne de Gamine, guerrière, sauvage, le nouveau livre d’Éric Cherrière* (Plon). Pour échapper à certains prédateurs, elle prend le rôle de chef de famille durant la courte incarcération de son père. L’auteur dresse un portrait d’époque : celui d’une jeune qui s’engage. C’est aussi une revanche familiale, générationnelle, sociale. Nouvelle venue, l’anglaise Jessica Moor* s’est inspirée de sa propre expérience professionnelle pour son premier roman, Les femmes qui craignaient les hommes (Belfond) : elle a elle-même travaillé auprès de victimes de violences sexistes. Partant du meurtre de l’employée d’un refuge pour femmes harcelées, elle déploie une intrigue saisissante où, étrangement, les témoins se taisent. Le récit démonte un par un les mécanismes des dominations psychiques, physiques et sexuelles. Ici, on commence victime et on finit vengeresse.
REVANCHE ET RÉSILIENCE
Paru en janvier dernier, le nouveau roman d’Hervé Le Corre*, Traverser la nuit (Rivages), met en scène Jourdan, flic qui enquête sur une série de femmes agressées, mutilées, massacrées. Il ne réalise même pas que sa femme le quitte. Il y a aussi Louise, mère célibataire et femme battue. Et Christian, un ancien de l’opération Barkhane. Le roman raconte ces trois parcours autant que la résolution des féminicides. Le ton, l’empathie, et pour tout dire la douleur que montre ici Le Corre font clairement écho à son premier roman, La Douleur des morts (1990), où un homme enquêtait lui-même sur le meurtre de sa fille par un sadique de la région. C’est la résilience qui est ici campée, et la douleur féministe qui est contée. L’une des nombreuses voix, et nombreuses places, des femmes dans le roman noir actuel.