Olivier Py
Alors qu’il règle les derniers préparatifs du Festival d’Avignon (qui aura lieu du 5 au 25 juillet – voir page 41), l’auteur-metteur en scène publie Hamlet à l’impératif, un essai foisonnant sur la pièce de Shakespeare. Nous sommes allés le voir en Provence pour parler théâtre et mystique. Jusqu’à ce que sa mère vienne nous mettre à la porte…
P «rends une chouquette, mon lapin, tu as clairement besoin de sucre » : on ne se connaît pas, cela fait à peine cinq minutes que nous sommes arrivés, et Olivier Py nous parle déjà comme à une bonne copine. Il n’a pas tort, nous sommes au radar. Il nous a donné rendez-vous chez lui à Avignon à 10 heures du matin. Le temps de traverser la France, nous nous sommes réveillés vers 4 heures. Autour du café et des chouquettes qu’il nous sert, lui est au contraire intenable, rigolard et bondissant. Si le monde entier est un théâtre, son appartement ne fait pas exception : il habite le premier étage d’un splendide hôtel particulier du xviie siècle, occupé jadis par le comte de Modène, et où Molière luimême serait venu guincher.
Dès l’entrée, on avait remarqué une photo du jeune Verlaine dans le coin d’un
miroir. C’est l’une des passions fixes de notre hôte : « Arthur et Paul me sont indispensables, mais on ne peut pas s’identifier à Rimbaud, c’est une comète, alors que je m’identifie énormément à Paul, cette espèce de vieille chose catastrophique – et catholique. » Le catholicisme, nous y reviendrons vite. En attendant, on fait le tour du propriétaire, sous le charme des tomettes, des trumeaux, du dandysme qui émane de ce lieu un brin décati, totalement hors du temps. Il y a dans le salon une tortue à la carapace incrustée de pierres précieuses. Un hommage à celle qu’on trouve dans À rebours de Huysmans ? « Des Esseintes est en effet un personnage auquel je pensais en m’installant ici… J’aime beaucoup Huysmans, mais il est l’objet d’un culte, il est en Pléiade ; et je lui préfère Léon Bloy, qui n’y sera jamais. Bernanos et Bloy sont les deux grands oubliés de la postérité aujourd’hui. Ce sont deux génies absolus. Il y a dans le Journal de Bloy des choses abjectes, il est politiquement infréquentable, mais son style ! J’aime beaucoup ses romans. Quelqu’un qui n’a pas lu La Femme pauvre ou Le Désespéré n’a aucune idée de ce qu’est l’apogée du style français au xixe siècle. »
« BERNANOS AUSSI EMMERDAIT TOUT LE MONDE »
C’est souvent le côté gay flamboyant de Py que l’on retient, ses mises en scène exubérantes, la carrière de chanteuse de cabaret qu’il mène en parallèle en se travestissant sous le pseudonyme de Miss Knife. Rappelons qu’il s’est converti à l’adolescence et a hésité à devenir moine quand il avait 20 ans. Il a d’ailleurs encore des amis chez les Dominicains. Tout chez lui respire la chrétienté, certes dans un sens plus pasolinien que Christine Boutin. Il y a ce petit cabinet hollandais avec un crâne en os et un santon de Palerme, des Vierges à l’Enfant, cette crèche arlésienne du xviiie dont Christian Lacroix est, paraît-il, très jaloux et, surtout, cette impressionnante collection de santibelli… On sait que le trublion mystique entretient pourtant une relation délicate avec la communauté : « Les catholiques sont devenus des cons. Il y a eu une OPA de l’extrême droite sur tout le monde catholique. J’ai su ce que ça voulait dire qu’être catholique de gauche. Aujourd’hui, le monde théologique s’est effondré, c’est une catastrophe inimaginable. Les évêques ont joué un jeu de destruction de la vie intellectuelle et artistique chrétienne et catholique en pactisant avec le Diable et ces partis incompatibles avec le message de l’Évangile. Quand on est un catholique libre expérimental comme moi, c’est compliqué : on est détesté à la fois par les catholiques et par la gauche. J’ai vécu à cet endroit-là : dans le feu. Bernanos aussi emmerdait tout le monde. Je suis ravi d’avoir repris cet héritage, y compris l’héritage catholique anticapitaliste qu’on peut trouver chez Bloy, Barbey d’Aurevilly, et quelques autres… »
Il n’y a pas de bureau chez Py : il écrit vingt minutes par jour quand il en a le temps, dans le train ou entre deux répétitions – raison pour laquelle il a planché cinq ans sur Hamlet à l’impératif, un essai labyrinthique et très érudit (souvent drôle aussi) qui montre qu’on ne comprendra jamais tout à ce chef-d’oeuvre. On trouve sur une table « une belle édition reliée du xxe » de Shakespeare et, sur une autre, un intrigant jeu de société rétro, sorte de Monopoly Molière qui n’est plus commercialisé depuis longtemps. Entre les deux, son coeur ne balance pas : « La Comtesse d’Escarbagnas n’est pas Le Conte d’hiver, et Dom Garcie de Navarre n’est pas La Tempête. Personne ne le dit : Molière, c’est peu. Corneille, c’est beaucoup. Molière non, malgré Tartuffe et Le Misanthrope. On l’aime d’amour, mais ce n’est pas un grand écrivain. C’est un petit auteur du
xviie siècle qui avait la faveur du roi et qui, pour des raisons historiques et politiques, est devenu emblématique de l’esprit français, de la France, puis de la IIIe République. Alors que Shakespeare… L’un des trois plus grands avec Homère et Proust. Et puis, c’est un génie de la blague pourrie – si ce n’est que, chez lui, la blague pourrie touche à une grande profondeur philosophique. »
LE THÉÂTRE PUBLIC EST PROBE
À propos d’hommes de théâtre, que doit-il à Jean Vilar, qui a créé le Festival d’Avignon en 1947 et l’a dirigé jusqu’à sa mort en 1971 ? « Je m’en sens très proche : je le lis beaucoup, je reviens à lui régulièrement. Vilar m’a beaucoup défendu. C’est le meilleur allié d’un directeur du Festival : il a toutes les idées, trouve les bonnes argumentations. Je crois que ce que j’aime
« MOLIÈRE N’EST PAS UN GRAND ÉCRIVAIN. C’EST UN PETIT AUTEUR DU XVIIe SIÈCLE »
chez lui, c’est qu’il ne commet pas d’erreurs politiques. Je ne sais pas comment on fait pour traverser une vie comme la sienne sans se tromper, et il ne s’est pas trompé. Il travaille avec les communistes, mais ne défend pas le stalinisme. Il peut dialoguer avec la République mais ne défend pas la guerre d’Algérie. En 1968, il est très attaqué par les gauchistes, mais malgré tout il ne va pas dans le camp de la réaction. Comme Bernanos à un moment, il a tout le monde contre lui, c’est sidérant ! Il arrive toujours à tracer un chemin étroit dans les complexités idéologiques de son temps. Et on lui doit la décentralisation et la démocratisation de la culture, à travers des gens comme Ralite qui se sont directement inspirés de lui. »
Le sucre des chouquettes ayant fait de l’effet, nous vient enfin une question pertinente : un artiste qui prend des fonctions administratives, n’est-ce pas un contre-emploi, voire une trahison, comme un moine qui voudrait jouer à l’évêque ? « Très bien vu, mon lapin ! Cette idée me plaît énormément. J’ai toujours pensé que l’histoire de l’Église était un point de tension entre l’ecclésial et le monachique. Au fond, les moines sauvent toujours l’Église – les frères et les soeurs n’en finissent pas de rattraper la corruption politique de l’Église. Tu as tout à fait raison de faire un lien, mais le théâtre public est probe. L’avantage, c’est qu’il n’y a pas beaucoup d’argent : des cas de détournement dans le théâtre public, il n’y en a pas. On vit avec de petits salaires, l’argent est contrôlé. Mais l’exercice du pouvoir est une chose difficile pour un homme qui voudrait garder un tout petit peu d’espace spirituel à l’intérieur de lui… »
AVIGNON, SNOBISME ET AVANT-GARDISME
Py est au fond un homme simple. Sur son temps libre, il travaille depuis 2015 avec des détenus du centre pénitentiaire du Pontet. Comment explique-t-il que le Festival d’Avignon garde cette réputation tenace de snobisme et d’avant-gardisme loufoque ? « Les gens qui pensent ça ont dans la tête un faux Avignon. C’est de la paresse intellectuelle. Ceux qui sont venus un jour à la cour du palais des Papes ne peuvent plus parler comme ça : ils ont vu un P.-D.G. en cravate assis à côté d’un étudiant avec un sac à dos, qui dormira sur l’île de la Barthelasse. Il suffit d’entrer dans la cour pour voir la mixité sociale. Le public élitaire, c’est celui des théâtres privés parisiens. Ici, j’ai rajeuni le public, fait des tarifications spéciales pour les étudiants, rapproché le Festival de la ville et du monde. Quand le festival deviendra une FIAC des spectacles, il sera mort. »
D’AUTRES PROJETS EN TÊTE
Coup de théâtre : alors que nous étions censés rester encore une bonne heure, quelqu’un sonne. « C’est Maman ! »
s’exclame Py. Entre en scène une mère méditerranéenne comme on n’en fait plus. Est-on dans une tragédie de Shakespeare ? Une comédie de Molière ? Plutôt dans Un éléphant ça trompe énormément,
quand Marthe Villalonga houspille son fils incarné par Guy Bedos. On comprend vite qu’elle n’est pas partageuse : nous allons devoir prendre nos cliques et nos claques. Il nous manque des photos. On les fait vite, puis on entraîne Py dans la cour, son « cloître », pour en avoir quelques-unes en extérieur.
Au milieu des citronniers et du jasmin, il se sent chez lui : « C’est beau Avignon, non ? Quand on se promène dans le quartier de la Banasterie, il n’y a que des palais délabrés, on se croirait à Florence. » Notre photographe ose un parallèle hardi entre Avignon et Arles. Py le bâche : « Pauvre chou, mais c’est comme comparer Rome et Sanremo ! » Pour se rattraper, il lui propose un portrait avec sa mère. Ce ne sera pas pour cette fois : « Non merci, elle est déjà beaucoup trop intrusive ! D’habitude, elle m’appelle pour savoir quand elle peut arriver pour le Festival. Je lui réponds qu’elle vient quand elle veut à partir du 9 juillet. Et elle raccroche en disant qu’elle sera là le 6. » L’an prochain, Py quittera son poste de directeur du Festival d’Avignon. Il réfléchit à ses prochains projets. Prendre la tête d’une autre institution ? Écrire un roman ? Inutile de chercher plus loin : et s’il créait une pièce sur cette dame aussi autoritaire que Lady Macbeth ?