Les écrivains sur la route
D’Hérodote à Sylvain Tesson, les récits de voyage attirent de plus en plus auteurs, éditeurs et lecteurs, qui y cherchent l’aventure et la rencontre, de l’autre et de l’ailleurs. Plongée dans un genre aussi vaste que notre besoin d’évasion.
Après des mois d’une sédentarité à rendre chèvre et d’un hiver sans fin, l’été nous tend enfin les bras. L’envie d’évasion se retrouve jusque sur les tables des librairies où un genre littéraire bien précis tire son épingle du jeu. Cela fait plusieurs années déjà que la littérature de voyage a le vent en poupe. Mais sous l’impulsion de figures fascinantes comme Sylvain Tesson, cette veine littéraire a trouvé un nouveau souffle et multiplié les succès critiques et publics.
Les éditeurs ne s’y sont pas trompés. Parutions de nouveautés et rééditions des classiques sont en constante augmentation. En tête des meilleures ventes du secteur à la Fnac, Vie sauvage, mode d’emploi. L’ermite des Pyrénées, de Jacob Karhu, un normalien qui a profité de son année de césure pour s’isoler du monde. Les récits d’ermitage sont une tendance lourde de l’été, ce qui peut paraître paradoxal après des mois de confinement. Tesson fait toutefois figure de référence avec deux livres dans le top 20 (L’Énergie vagabonde et L’Axe du loup) parmi d’autres best-sellers au succès durable tel Into The Wild. Voyage au bout de la solitude, de Jon Krakauer. « Ce livre est un marqueur de ce que les gens recherchent aujourd’hui : la nature et la sobriété », explique Mariano Ramos, chef produit pour l’enseigne.
UN MÉLANGE DES GENRES
Il existe donc autant de récits de voyage que d’envies de lecteurs, et chacun y va de sa classification. À la Fnac, par exemple, on distingue les livres qui relatent une expérience de voyage de ceux, comme Mange, prie, aime d’Elizabeth Gilbert, qui veulent donner « des leçons de vie », et sont rangés à ce titre dans le rayon développement personnel. « Je verrais deux grands courants : le grand reportage à la manière d’Albert Londres et Joseph Kessel, et le récit déguisé en roman, car basé sur l’expérience de l’auteur, comme La Voie royale d’André Malraux », avance Tristan Savin, écrivain et directeur de la revue Long Cours. Le Grand Marin, de Catherine Poulain, inspiré de son travail sur un bateau de pêche au Canada et en Alaska, s’inscrit dans cette seconde veine.
Aux éditions Payot, Christophe Guias épluche le catalogue de la collection « Voyageurs », fondée en 1988 par Michel Le Bris. S’y côtoient ultra-classiques du
xixe siècle (Robert Louis Stevenson et Isabella Bird), classiques du xxe siècle (Patrick Leigh Fermor, Nicolas Bouvier, Alexandra David-Néel), récits humoristiques (Nigel Barley), et d’autres plus intimistes tel Sur le chemin des glaces de Werner Herzog. En novembre 1974, le cinéaste allemand se rend à pied, de Munich à Paris, retrouver une amie qui va mourir, dans l’espoir de la retrouver vivante au bout du chemin.
CARTOGRAPHIER ET DOCUMENTER LE MONDE
Qu’importe la forme du récit. « Un bon récit de voyage est bien écrit, avec du souffle, de la sincérité et du vécu. Et le maître du genre est Nicolas Bouvier », affirme Tristan Savin. Son nouveau livre, Dans les forêts du paradis (Salvator), dispose des mêmes qualités. Le journaliste y revisite les forêts vosgiennes de son enfance et ses voyages dans les forêts primaires – du Mexique à Bornéo, en passant par Madagascar –, faisant le lien entre son désir de retrouver le paradis perdu de ses premiers jours et son besoin irrépressible d’apprendre en voyageant, aux côtés d’un chaman comme d’un guide.
Si le récit de voyage contemporain part souvent d’un désir individuel d’aventure et de connaissance, le genre est né du besoin de cartographier et de documenter le monde. Ainsi Le Livre des merveilles, appelé aussi Le Devisement du monde, rédigé par Marco Polo en 1298 et qui relate ses aventures à travers la Chine, apparaît-il comme le véritable texte fondateur de la littérature de voyage. Elle a ensuite été, durant plusieurs siècles, une fenêtre sur l’inconnu offrant aux lecteurs européens un aperçu vivifiant de ces terres qu’ils ne connaîtront probablement jamais. Des grandes expéditions jusqu’au
xixe siècle obnubilé par l’irrésistible expansion coloniale européenne, on assiste à l’émergence de nombreux écrivains de voyage qui retracent leurs périples dans des revues spécialisées comme National Geographic. Ce courant persiste aujourd’hui avec les récits d’exploration
« UN BON RÉCIT DE VOYAGE EST BIEN ÉCRIT, AVEC DU SOUFFLE, DE LA SINCÉRITÉ, DU VÉCU »
de Mike Horn, Élisabeth Revol ou Nicolas Vanier, qui trustent à chaque parution les palmarès des meilleures ventes.
UN PASSE-TEMPS DE PHILOSOPHE OU DE POÈTE
En parallèle, sous l’impulsion des Lumières mais surtout avec les grandes plumes du
xixe siècle, un pan de la littérature de voyage s’est progressivement transformé en un passe-temps de philosophe ou d’écrivain qui profitent de leurs escapades pour consigner des sensations ou deviser sur le monde. Si l’on peut remonter jusqu’à Laurence Sterne et son Voyage sentimental à travers la France et l’Italie (1768), ce sont surtout les romantiques qui se sont amourachés de cette veine littéraire. À leurs côtés, on pourrait presque faire le tour du monde. Chateaubriand nous emmène dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811), Stendhal publie ses Promenades dans Rome (1829), Théophile Gautier nous livre son Voyage en Espagne (1845) tandis qu’Alphonse de Lamartine et Gérard de Nerval se prennent de passion pour l’Orient. Ces déambulations poétiques prennent plus la forme de rêveries de promeneurs solitaires, mais elles signifient une chose : le voyage peut aussi être affaire de littérature.
LA GRANDE SAGA
DES ÉCRIVAINES VOYAGEUSES
Bien qu’invisibilisées dans l’histoire littéraire, les écrivaines voyageuses occupent une place importante dans les catalogues de maisons d’édition spécialisées. Au
xixe siècle, il y eut d’abord la journaliste américaine Nellie Bly, qui relata son Tour du monde en 72 jours. Puis au xxe siècle, Freya Stark, la première femme non arabe à traverser le désert d’Arabie, en tira La Route de l’encens. Alexandra David-Néel, première Occidentale à entrer au Tibet en 1924, écrivit Voyage d’une Parisienne à Lhassa. À pied et en mendiant de la Chine à l’Inde à travers le Tibet. Sans oublier Anita Conti et son Carnet Viking, récit de soixante-dix jours à bord d’un bateau de pêche en mer des Barents en 1939. Aujourd’hui, nombre d’écrivaines voyageuses suivent le sillon de leurs aînées. Catherine Poulain a été influencée par Anita Conti. Et le tour du monde à moto de Mélusine Mallender, qui a publié l’année dernière Les Voies de la liberté, rappelle celui d’Anne-France Dautheville au début des années 1970.
Chez Payot, Christophe Guias affirme ne pas se soucier du genre des auteurs. « Nous cherchons des personnalités fortes,
AU CONTACT DU JOURNALISME, LES RÉCITS S’ENGOUFFRENT DANS UNE VEINE SOCIALE ET POLITIQUE
désireuses de bouger dans un monde qui leur paraît étriqué. » Et l’éditeur de citer Linda Borteletto. Cette militaire devenue exploratrice et auteure a rencontré un grand succès avec Le Chemin des anges, retranscription de sa traversée à pied d’Israël. Elle appartient à la nouvelle génération d’écrivains voyageurs, qui documentent leurs pérégrinations sur les réseaux sociaux, et relient souvent leur épopée à une cause écologique, ou à un combat pour l’émancipation féminine comme Mélusine Mallender.
NON-FICTION AMÉRICAINE ET REPORTAGE GONZO
Au début des années 1960, une myriade d’écrivains s’emparent de cette littérature de niche pour façonner des oeuvres plus ambitieuses. Au contact du nouveau journalisme et du reportage gonzo, les récits de voyage s’engagent et s’engouffrent dans une veine sociale et politique. Comme si, à travers leurs pérégrinations, les écrivains voyageurs avaient accès à une vision claire des dynamiques à l’oeuvre dans nos sociétés.
Dans ce registre, L’Amérique (1979) de Joan Didion fait figure de chef-d’oeuvre indépassable. Pendant vingt-cinq ans, l’auteure de L’Année de la pensée magique a arpenté les États-Unis pour prendre le pouls d’un pays en décomposition.
L’affaire de Central Park, le combat des Black Panthers à Oakland, la philosophie du mouvement hippie à San Francisco : son périple de la côte Est à la côte Ouest s’est peu à peu mué en un terrible voyage au coeur des failles de la société américaine. Hunter S. Thompson et ses reportages gonzo endiablés comme Hell’s Angels (1967) ou Las Vegas Parano (1971) sont quant à eux les symboles sulfureux d’une littérature de voyage qui n’a pas peur de passer l’Amérique à la paille de fer. Autrement plus engagé et engageant, ce courant a fait de nombreux émules, notamment en France, où l’on peut tracer une filiation directe avec des écrivains
comme Florence Aubenas. Son ouvrage En France (2014) rend un hommage non dissimulé à l’oeuvre de Joan Didion.
PÉRIPLE INTÉRIEUR ET « SLOW TOURISM »
Chez ces auteurs, le voyage n’est pas qu’un baromètre de l’état de nos sociétés, il sert aussi de catalyseur aux questionnements personnels. À travers leurs oeuvres, ces écrivains entreprennent une quête intime douloureuse. Joan Didion et Hunter S. Thompson exposent leurs fêlures et leurs idées noires quand Florence Aubenas interroge son métier de journaliste et sa condition de femme. Une évolution du genre constaté par Cyril Gay, éditeur chez Marchialy : « Le premier texte qu’on a fait paraître était une réédition des années 1930, Une femme chez les chasseurs de têtes de Titaÿna, le récit d’une exploratrice dans un monde à conquérir. » Aujourd’hui, la maison publie les textes de Kapka Kassabova, prix Nicolas-Bouvier 2020 avec Lisière. Ce récit d’un retour au pays – la Bulgarie – par sa frontière sud bouscule le genre. « C’est la fin d’une approche romantique et conquérante, on est dans une littérature sensible où l’on a une raison personnelle d’entreprendre un voyage. C’est un périple presque plus intime que géographique.»
La fin du xxe siècle a également vu émerger un vaste courant d’écrivains marcheurs, sur les chemins de Compostelle ou de Stevenson, dans les Cévennes, qui n’affichent pas toujours de grandes ambitions littéraires. En France, Bernard Ollivier a inspiré quantité d’auteurs quand en 1999, à l’âge de la retraite, il s’est lancé dans de longues marches à travers l’Europe et l’Asie, dont il a tiré trois récits.
Aujourd’hui, la marche s’inscrit dans le
« slow tourism », ou tourisme tranquille.
« Une forme de minimalisme, un retour à l’essentiel », explique Mathieu Mouillet. Auteur d’un tour du monde en 2001, ce quadragénaire a parcouru à pied La Diagonale du vide, des Ardennes au Pays basque. Un « voyage exotique en France »
à la rencontre de ceux qui ont choisi de s’installer ou de rester dans cette partie du pays stigmatisée pour son chômage, ou son isolement. Illustré de photos, son livre autoédité est un hybride de journalisme et de guide de voyage. Mathieu Mouillet en a vendu 10 000 exemplaires, et vient de lancer la septième réimpression.
Les écrivains voyageurs forment désormais un courant à part dans le paysage littéraire français. De nombreuses revues spécialisées comme A/R Magazine, XXI ou Long Cours leur offrent un terrain d’expression privilégié. Consécration ultime du nouvel élan qui anime le genre, Sylvain Tesson a été récompensé il y a deux ans du prestigieux prix Renaudot. Captivant mélange d’exploration des hauts plateaux du Tibet, de confrontation à l’animal et au sauvage, de réflexion sur la course du monde et de méditation sur le deuil, La Panthère des neiges est l’oeuvre la plus foisonnante de l’auteur, et rappelle à tous, comme un parfait symbole, la richesse et le caractère protéiforme de la littérature du voyage. Gladys Marivat et Léonard Desbrières
« UNE LITTÉRATURE SENSIBLE OÙ L’ON A UNE RAISON PERSONNELLE D’ENTREPRENDRE UN VOYAGE »