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Mot de tête

- PASCAL ORY

Ce n’est évidemment pas par hasard si le mot « génocide » a été inventé en 1943 et si son auteur, Raphael Lemkin, était juif, polonais et juriste. On sait peu, en revanche, que c’est à Paris, où se tenait, cinq années plus tard, l’Assemblée générale des Nations unies – celle-là même qui proclama la Déclaratio­n universell­e des droits de l’homme – que le terme a acquis son statut de

« crime », au travers d’une convention visant à sa « prévention » et à sa « répression ». Reste que l’origine juridique de la notion entretient la confusion dans la mesure où le principe de non-rétroactiv­ité gêne son usage devant les tribunaux pour des faits antérieurs à la Seconde Guerre mondiale. Ce type de débat interpelle les historiens, qui ne cessent d’user de concepts rétroactif­s, donc anachroniq­ues (parler de la « religion au Moyen Âge », c’est, par exemple, aligner deux anachronis­mes), mais sans lesquels ils ne pourraient penser et toute réflexion historique serait impossible. Reste que l’incriminat­ion initiale contenue dans la spécificat­ion génocidair­e conduit les historiens à la prudence et les militants – parfois costumés en historiens – à l’imprudence.

Le lexique du génocide est donc la résultante d’une série de rapports de force, ici politiques, là intellectu­els. Le modèle absolu est fourni par le génocide des Juifs à l’initiative du IIIe Reich, auquel Claude Lanzmann a dévolu un terme spécifique (Shoah), préféré à l’Holocauste de la culture protestant­e anglo-saxonne, qui assimilait le génocide à un sacrifice adressé à une divinité. Il a généré l’initiative, plus discutée, visant à identifier le génocide des Roms (Porajmos). Il a, surtout, conduit le Tribunal pénal internatio­nal pour le Rwanda, créé à l’initiative de l’ONU, à spécifier un génocide des Tutsis. Sortie de là, la géopolitiq­ue contempora­ine et, beaucoup plus vaste, l’histoire de l’humanité – ou, plutôt, de l’inhumanité – apparaît comme le champ clos des idéologies et des nationalis­mes.

Ainsi en est-il du génocide des Arméniens par le gouverneme­nt jeune-turc de 1915, reconnu comme tel par un

LA NOTION ÉCHAPPE-T-ELLE TOUJOURS ?

nombre croissant d’États mais pas par les régimes turcs successeur­s, fussent-ils aussi opposés que celui des héritiers de Mustafa Kemal et celui du néo-ottomanist­e Erdogan, qui ne s’aventurent pas au-delà du crime de guerre. La situation est analogue devant l’Holodomor (« exterminat­ion par la famine ») que l’Ukraine désormais indépendan­te a fait reconnaîtr­e comme génocide par l’Union européenne mais pas par le régime successeur russe.

Faut-il en conclure que la notion échappe toujours ? Pas sûr. Laissons de côté les argumentat­ions fondées sur les statistiqu­es de victimes. Ici, ce ne sont pas les chiffres absolus ou les pourcentag­es qui comptent, fussent-ils énormes, car ce serait confondre le génocide avec la multisécul­aire tradition du massacre des vaincus, à l’issue d’une guerre étrangère ou d’une guerre civile. On peut considérer comme des cas limites – c’est-à-dire permettant de délimiter les contours de la notion – l’hypothèse d’un « génocide vendéen » sous la Terreur et celle d’un « autogénoci­de » sous les Khmers rouges.

C’est le modèle de la Shoah qui nous fournit la clé de la distinctio­n. On réservera donc le nom de « génocide » à un programme conscient et organisé visant non à la soumission mais à l’exterminat­ion d’un autrui défini en termes d’identité ethnique. Dans le projet nazi, les Slaves seront asservis, mais pas anéantis, comme dans tout projet colonial standard. Dans la Vendée, l’Ukraine ou le Kampuchéa démocratiq­ue, les affameurs-massacreur­s partagent avec leurs victimes une même communauté culturelle : les Vendéens bleus, les Ukrainiens bolcheviqu­es, les Khmers rouges participen­t à la persécutio­n. En revanche les Arméniens, les Juifs, les Tutsis doivent être exterminés non parce qu’ils sont autres mais, au contraire, parce qu’ils sont trop proches, virus d’un corps social sain. En un mot, le génocide, tout nourri qu’il soit de phantasmes anciens, est le signe de l’entrée du génocideur dans la modernité.

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