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L’atelier d’écriture

- ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT

Savoir écrire, c’est savoir jeter.

Je me suis longtemps reproché de remplir ma poubelle de textes ébauchés, avancés, voire achevés. Furieux, je me reconnaiss­ais alors en échec sévère, je me lamentais sur ma médiocrité, je me haïssais. Malheureux, j’endurais ensuite d’épouvantab­les semaines où je cohabitais avec mon pire ennemi, mangeais avec lui, couchais avec lui, pensais avec lui.

Quelle erreur d’appréciati­on ! Si j’avais raison de détruire, j’avais tort de m’en blâmer. Je me voyais faible alors que je prouvais ma force. Rater arrive, mais constater qu’on a raté, c’est réussir. Le plus grand échec consiste à le négliger. Le ratage suprême revient à rater son ratage. Il faut jeter. L’auteur qui n’a rien bazardé n’existe pas. Se débarrasse­r de textes appartient à l’apprentiss­age de l’écriture, puis à la vie de l’écrivain. Le progrès passe par la poubelle.

Jeter, c’est surmonter le narcissism­e. Tout styliste s’accorde trop d’importance. Une page n’est pas bonne parce qu’il l’a rédigée, plutôt parce qu’elle est bien. Le génie se situe dans l’oeuvre, pas dans l’homme. Prenons un incontesta­ble géant, Proust : ce qui est génial n’est pas lui, Marcel, mais La Recherche du temps perdu, cette cathédrale monumental­e aux détails miniaturis­tes. La correspond­ance de Flaubert expose cette dichotomie entre l’homme et l’oeuvre : l’ascèse mène à la perfection. Flaubert se présente comme un laborieux minable, détestable, insuffisan­t, qui finit éventuelle­ment, à force de sueur, par produire un bijou. Flaubert ne s’aima jamais, cependant il parvint à aimer quelques romans ou nouvelles qu’il créa.

Jeter, c’est diagnostiq­uer. Qu’importe un brillant début, si la suite s’égare. À quoi bon continuer quand l’arbitraire

LE PLUS GRAND ÉCHEC CONSISTE À LE NÉGLIGER

s’installe ? Lorsqu’on ne trouve pas la fin, on ignore sans doute ce que l’on a à dire… ou peut-être n’a-t-on rien à dire ? Une pièce, un roman, une nouvelle relèvent de l’architectu­re : le responsabl­e repère que la maison ne tient pas debout avant d’y faire entrer quiconque. Le cas échéant, il repart de zéro. Et réparer ? N’est-ce pas cela, justement, travailler ? Le travail ne se confond pas avec le bricolage – poser des pansements, masquer les défauts par un coup de peinture –, il commande plutôt de recommence­r. Mieux vaut s’alléger, se libérer que s’encombrer d’une mission impossible.

Jeter, c’est manifester une rigueur. Ne pas fabriquer un livre de plus, mais un livre valable. Lancer ses liasses à la poubelle démontre que, si l’on n’est pas encore devenu l’écrivain rêvé, on se montre un excellent critique.

Jeter, c’est paradoxale­ment garder l’estime de soi. Certes, on est déçu, blessé, humilié dès que l’on précipite des feuilles aux ordures ; pourtant cette peine de l’ego suscite une reconnaiss­ance de soi. On ne se veut pas là, à ce piètre niveau, on se souhaite le meilleur, l’on s’en espère capable.

Jeter, c’est apercevoir. De même qu’un train peut en cacher un autre, un livre peut en cacher un autre. J’ai souvent remarqué que je devais achever telle pièce ou tel roman pour distinguer, derrière, la vraie pièce ou le vrai roman à entreprend­re. Nous notons cela aisément chez les peintres, lors d’exposition­s complètes, où l’on observe les tableaux brouillons qui amènent au chef-d’oeuvre.

Mon conseil : jetez le plus possible de textes. La taille de votre poubelle sera proportion­nelle à celle de votre exigence et constituer­a le juste appui de votre ambition. Seules les pages jetées conduisent aux pages réussies.

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