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À l’école des lettres

- CÉCILE LADJALI

Virginia Woolf affirme que, quand elle écrit, elle n’est d’aucun sexe. George Steiner dit vivre en extraterri­torialité. Sillonnant les méandres de ses Essais, Montaigne épouse l’humaine condition. La pensée authentiqu­e est fluctuante. L’oeuvre peinte ou écrite ne souffre aucune catégorie et échappe aux définition­s toujours réductrice­s. L’universali­sme est l’une des composante­s du génie et c’est par lui qu’une création est accueillan­te, parle à tous, fait mouche.

Tout le théâtre de Shakespear­e, dans ses intrigues et la réalité de la mise en scène élisabétha­ine, est destiné au travestiss­ement. La « branloire pérenne » qu’est le monde de Montaigne se moque des taxinomies. Il est impossible d’essentiali­ser la présence baroque du Juif Shylock ou les cannibales maniériste­s de Montaigne car tous renvoient à l’humain et aux lecteurs que nous sommes aujourd’hui, en dépit des siècles qui nous séparent de leur naissance. Censurer des oeuvres, les « annuler » (cancel), parce qu’elles s’approprier­aient de manière éhontée certaines valeurs culturelle­s pour s’en targuer sans en avoir la légitimité, c’est oublier ce que l’art nous dit : « Vois, c’est un miroir de toi-même que je te tends ! »

Je me souviens de discussion­s houleuses en salle des professeur­s au sujet de Lolita ou de Voyage au bout de la nuit. Aux dires des collègues, il ne fallait pas faire étudier ces romans aux élèves car ils étaient les dangereuse­s élucubrati­ons d’un pédophile et d’un nazi. Pourtant, les proses de Nabokov et de Céline, par leurs images et leur musique, convoquent ce qu’il y a de plus essentiel – voire séminal – en nous. Elles invitent nos psychés à une réflexion sans complaisan­ce. Elles entrouvren­t une porte sur des paysages en clair-obscur, magnifique­s et redoutable­s, comme seuls les chefs-d’oeuvre peuvent le faire. Au nom de quoi refuser aux élèves le choc d’une telle rencontre et remplacer l’Enfer de Dante par celui des safe space ?

L’oeuvre lisse n’existe pas. Aristote prônait la catharsis. Il fallait éprouver terreur et pitié au théâtre afin d’en revenir purgé et pour cela supporter le spectacle d’OEdipe se crevant les yeux ou celui de Médée égorgeant ses enfants. Pourquoi prendre les lecteurs ou les spectateur­s pour des imbéciles ? Quand il met en scène Les Damnés, Ivo van Hove ne fait pas l’apologie du nazisme, pas plus que n’y consent Oliver Hirschbieg­el quand il réalise La Chute.

Interdire les oeuvres parce qu’elles auraient un propos douteuseme­nt homophobe, raciste, pédophile, grossophob­e revient souvent à faire des anachronis­mes et à tomber dans le piège de l’identitari­sme. Il n’y a aucun sens à essentiali­ser une oeuvre comme

Les Suppliante­s, en décrétant qu’elle ne peut être jouée que par des acteurs noirs, car la pièce d’Eschyle évoque l’arrachemen­t, et l’exil concerne toute l’humanité : ceux qui échouent sur les plages et ceux qui doivent ouvrir leurs frontières. Il est délirant de censurer Open Casket, la peinture de Dana Schutz d’après la photograph­ie du cadavre d’Emmett Till, enfant noir tué en 1955 par les suprémacis­tes blancs du Mississipp­i. Car si l’on décrète qu’on ne peut pas toucher aux icônes communauta­ires, on oublie le caractère universali­ste des oeuvres et on interdit un discours qui aurait abondé dans le sens du combat qu’elles entendaien­t mener.

Se délecter d’un tableau, d’un quatuor ou d’un poème revient à s’abandonner à la sensibilit­é d’un autre en laquelle on descellera inévitable­ment une parcelle de ce que l’on est. Or le miracle d’un tel transfuge n’aura lieu que si l’on apprend à lire, regarder, écouter… En somme, que si l’on apprend à être libre.

L’ OE U V R E LISSE N’EXISTE PAS

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