LA VIE DES IDÉES
Sous des formes diverses, la pandémie a restreint partout nos libertés individuelles. Celles-ci se voient aussi érodées par des soucis de cohésion sociale, de sécurité, et par des technologies de surveillance de plus en plus intrusives. Comment alors éviter que notre modèle politique ne verse dans cet « illibéralisme » prôné par certains ?
Après 1989, un grand vent d’optimisme a soufflé sur nos démocraties libérales. La chute du mur de Berlin nous porta alors à croire que jamais plus nos libertés fondamentales ne seraient remises en cause, mais, au contraire, seraient définitivement stabilisées. On tient le best-seller de Francis Fukuyama, paru en 1992, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, pour le parangon de cette attitude…, si ce n’est qu’à le lire de près son auteur était loin d’être aussi affirmatif. Fukuyama y célébrait certes le triomphe mondial de l’idée démocratique ; mais il émettait aussi des doutes sur sa réalité, en raison de la dynamique envahissante des États, de l’apparition possible de modèles paternalistes autoritaires de la démocratie et des effets potentiellement funestes d’une demande de protection associée à une « fatigue démocratique » et à une technologie en roue libre. Deux livres récents permettent de revenir sur ces limites.
UN COMBAT INACHEVÉ CONTRE LES DÉRIVES LIBERTICIDES
Dans Un pays qui voudrait rester libre, l’avocat François Saint-Pierre procède, dans un style offensif mais rigoureux, à une chronique de ce qu’il appelle, dans son sous-titre, notre « accoutumance sécuritaire » au long des années 2015-2020. Et son constat est alarmant : aussi bien en ce qui concerne la révolte sociale des Gilets jaunes, l’état d’urgence sanitaire mis en place à la faveur de la pandémie de Covid-19, la lutte contre le terrorisme islamiste que le droit de la presse, si certains avocats, individus ou juges n’avaient pas mis le holà aux diverses « tentations liberticides »
induites par ces événements, nos libertés civiles s’en seraient trouvées rognées de façon drastique. Et le combat n’est pas achevé. Il se poursuit sur de nouveaux enjeux apportés par l’évolution de notre société et attisés par les intrigues d’autoproclamés « leaders de l’opinion » à la Zemmour, évoquant par-ci la « guerre civile »
qui nous guette, par-là l’influence délétère d’une « immigration massive », etc. Un délire obsidional qui les conduit à rêver d’un pouvoir fort en rupture avec la définition constitutionnelle des rapports entre nos institutions, et qui gagne les forces politiques démocratiques. N’a-t-on pas ainsi entendu, lors de la manifestation de soutien à la police en mai dernier, le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, demander – avant d’expliciter et d’atténuer ses propos – à ce que celle-ci dispose, à rebours de notre principe de séparation des pouvoirs, d’un « droit de regard » sur le suivi des peines judiciaires ?
C’est précisément ce genre d’infractions à l’État de droit démocratique que Me Saint-Pierre, en juriste, s’attache à dénoncer : les « gardes à vue préventives » – un non-sens juridique – de Gilets jaunes, la prolongation automatique, pendant la pandémie, des détentions provisoires, les menaces sur la liberté d’expression en lien avec le controversé article 24 de la loi « sécurité globale », sur les vidéos montrant des forces de l’ordre, etc. Sur un autre versant, il se félicite qu’on ait évité le pire pour les procès des terroristes, en repoussant cette quasi militaire « justice de l’ennemi » à laquelle en appelaient certains. Il n’intervient en
revanche que peu sur le fond du débat, sauf par l’emploi des mots « dérive » ou « enfermement » sécuritaires.
UNE ODE AU CONTRÔLE
Or, même si leurs réponses sont plus ou moins induites par les questions posées, tous les sondages montrent qu’il existe une demande à ce sujet. Dans Souriez, vous êtes filmés !, l’essayiste Robin Rivaton use du néologisme de « sousveillance », une surveillance venue d’en bas, pour rendre compte du fait que cette exigence de sécurité conduit non seulement les citoyens à accepter l’inflation des caméras dans les rues, mais à participer au contrôle de l’espace public, en connectant, par exemple, les caméras privées de leurs maisons avec celles de la police. Rivaton en donne, sans s’en émouvoir, plusieurs illustrations, aux États-Unis et dans d’autres pays occidentaux. Partant des affaires George Floyd ou, chez nous, Michel Zecler, il soutient en effet que cette surveillance duale « rééquilibre les pouvoirs » entre les institutions, de police ou de justice, et les individus, ainsi aptes à mieux défendre – parfois post-mortem… – leurs libertés. Et, dans la première partie, furieusement techno, de son livre, il s’extasie sur les avancées de la reconnaissance faciale, autorisant une gestion d’État de plus en plus efficace au service de l’ordre, tout en combattant les fraudes et autres usurpations d’identité, de l’équité… Résultat : le « libéral », ancien conseiller de Bruno Le Maire, conclut sa réflexion par une ode au contrôle, « source de liberté » : « Le livre qui vous fera aimer la surveillance », proclame, provocateur, le bandeau qui enserre son essai.
En même temps, Rivaton ne fait par là que pousser à son terme la logique actuelle. Et il achève son livre sur une remarque sournoise mais à méditer, quand il note qu’avec les mesures prises en Europe nous contrôlons – de façon formelle – l’usage de nos données personnelles sur le Net, mais que, face à la Covid-19, a sombré la plus élémentaire de nos libertés, celle d’aller et de venir à notre guise. Bien qu’ambivalente, sa provocation ne peut donc être évacuée. Concilier notre besoin de protection avec le maintien de nos libertés civiles n’a rien d’évident ; et ses remarques permettent de rejeter les oppositions simplistes au contrôle qui finissent par le renforcer.
LA DÉFENSE DU DROIT NE SUFFIT PAS
La bataille serait-elle donc ici moins celle des finalités que des moyens ? Le hic est que ceux-ci réagissent sur celles-là ; et l’acceptation sans recul de toutes les techniques de contrôle forme l’indéniable point aveugle du raisonnement de Rivaton. Il la justifie par une inéluctabilité du progrès et y rajoute l’argument selon lequel l’État doit « se réarmer » sur ce plan, à défaut de perdre sa souveraineté par rapport aux entreprises privées. Mais n’est-ce pas aussi du devoir d’un État « impartial » – ce que, l’histoire l’a montré, il n’est hélas pas toujours… – de geler les innovations technologiques mortifères ?
Cela veut dire que, face aux tentations « illibérales » bien réelles de nos démocraties, si la défense du droit est indispensable, elle ne saurait à elle seule suffire. Il faut réinscrire la question de nos libertés fondamentales tout en haut de notre agenda politique, car, avec la brisure sociale que nous connaissons, les menaces qui nous cernent et l’envolée numérique, elle prend des formes qui excèdent notre ordre juridique établi. Elle exige de ce fait un effort de clarification théorique et, sur le plan éthique, d’engagement. Vu l’état actuel du débat politique, structuré par la course à la présidentielle de 2022, le moins qu’on puisse dire, c’est que nous ne semblons guère en prendre le chemin…
N’EST-CE PAS AUSSI DU DEVOIR D’UN ÉTAT DE GELER LES INNOVATIONS TECHNOLOGIQUES MORTIFÈRES ?