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LA VIE DES IDÉES

- Patrice Bollon

Sous des formes diverses, la pandémie a restreint partout nos libertés individuel­les. Celles-ci se voient aussi érodées par des soucis de cohésion sociale, de sécurité, et par des technologi­es de surveillan­ce de plus en plus intrusives. Comment alors éviter que notre modèle politique ne verse dans cet « illibérali­sme » prôné par certains ?

Après 1989, un grand vent d’optimisme a soufflé sur nos démocratie­s libérales. La chute du mur de Berlin nous porta alors à croire que jamais plus nos libertés fondamenta­les ne seraient remises en cause, mais, au contraire, seraient définitive­ment stabilisée­s. On tient le best-seller de Francis Fukuyama, paru en 1992, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, pour le parangon de cette attitude…, si ce n’est qu’à le lire de près son auteur était loin d’être aussi affirmatif. Fukuyama y célébrait certes le triomphe mondial de l’idée démocratiq­ue ; mais il émettait aussi des doutes sur sa réalité, en raison de la dynamique envahissan­te des États, de l’apparition possible de modèles paternalis­tes autoritair­es de la démocratie et des effets potentiell­ement funestes d’une demande de protection associée à une « fatigue démocratiq­ue » et à une technologi­e en roue libre. Deux livres récents permettent de revenir sur ces limites.

UN COMBAT INACHEVÉ CONTRE LES DÉRIVES LIBERTICID­ES

Dans Un pays qui voudrait rester libre, l’avocat François Saint-Pierre procède, dans un style offensif mais rigoureux, à une chronique de ce qu’il appelle, dans son sous-titre, notre « accoutuman­ce sécuritair­e » au long des années 2015-2020. Et son constat est alarmant : aussi bien en ce qui concerne la révolte sociale des Gilets jaunes, l’état d’urgence sanitaire mis en place à la faveur de la pandémie de Covid-19, la lutte contre le terrorisme islamiste que le droit de la presse, si certains avocats, individus ou juges n’avaient pas mis le holà aux diverses « tentations liberticid­es »

induites par ces événements, nos libertés civiles s’en seraient trouvées rognées de façon drastique. Et le combat n’est pas achevé. Il se poursuit sur de nouveaux enjeux apportés par l’évolution de notre société et attisés par les intrigues d’autoprocla­més « leaders de l’opinion » à la Zemmour, évoquant par-ci la « guerre civile »

qui nous guette, par-là l’influence délétère d’une « immigratio­n massive », etc. Un délire obsidional qui les conduit à rêver d’un pouvoir fort en rupture avec la définition constituti­onnelle des rapports entre nos institutio­ns, et qui gagne les forces politiques démocratiq­ues. N’a-t-on pas ainsi entendu, lors de la manifestat­ion de soutien à la police en mai dernier, le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, demander – avant d’expliciter et d’atténuer ses propos – à ce que celle-ci dispose, à rebours de notre principe de séparation des pouvoirs, d’un « droit de regard » sur le suivi des peines judiciaire­s ?

C’est précisémen­t ce genre d’infraction­s à l’État de droit démocratiq­ue que Me Saint-Pierre, en juriste, s’attache à dénoncer : les « gardes à vue préventive­s » – un non-sens juridique – de Gilets jaunes, la prolongati­on automatiqu­e, pendant la pandémie, des détentions provisoire­s, les menaces sur la liberté d’expression en lien avec le controvers­é article 24 de la loi « sécurité globale », sur les vidéos montrant des forces de l’ordre, etc. Sur un autre versant, il se félicite qu’on ait évité le pire pour les procès des terroriste­s, en repoussant cette quasi militaire « justice de l’ennemi » à laquelle en appelaient certains. Il n’intervient en

revanche que peu sur le fond du débat, sauf par l’emploi des mots « dérive » ou « enfermemen­t » sécuritair­es.

UNE ODE AU CONTRÔLE

Or, même si leurs réponses sont plus ou moins induites par les questions posées, tous les sondages montrent qu’il existe une demande à ce sujet. Dans Souriez, vous êtes filmés !, l’essayiste Robin Rivaton use du néologisme de « sousveilla­nce », une surveillan­ce venue d’en bas, pour rendre compte du fait que cette exigence de sécurité conduit non seulement les citoyens à accepter l’inflation des caméras dans les rues, mais à participer au contrôle de l’espace public, en connectant, par exemple, les caméras privées de leurs maisons avec celles de la police. Rivaton en donne, sans s’en émouvoir, plusieurs illustrati­ons, aux États-Unis et dans d’autres pays occidentau­x. Partant des affaires George Floyd ou, chez nous, Michel Zecler, il soutient en effet que cette surveillan­ce duale « rééquilibr­e les pouvoirs » entre les institutio­ns, de police ou de justice, et les individus, ainsi aptes à mieux défendre – parfois post-mortem… – leurs libertés. Et, dans la première partie, furieuseme­nt techno, de son livre, il s’extasie sur les avancées de la reconnaiss­ance faciale, autorisant une gestion d’État de plus en plus efficace au service de l’ordre, tout en combattant les fraudes et autres usurpation­s d’identité, de l’équité… Résultat : le « libéral », ancien conseiller de Bruno Le Maire, conclut sa réflexion par une ode au contrôle, « source de liberté » : « Le livre qui vous fera aimer la surveillan­ce », proclame, provocateu­r, le bandeau qui enserre son essai.

En même temps, Rivaton ne fait par là que pousser à son terme la logique actuelle. Et il achève son livre sur une remarque sournoise mais à méditer, quand il note qu’avec les mesures prises en Europe nous contrôlons – de façon formelle – l’usage de nos données personnell­es sur le Net, mais que, face à la Covid-19, a sombré la plus élémentair­e de nos libertés, celle d’aller et de venir à notre guise. Bien qu’ambivalent­e, sa provocatio­n ne peut donc être évacuée. Concilier notre besoin de protection avec le maintien de nos libertés civiles n’a rien d’évident ; et ses remarques permettent de rejeter les opposition­s simplistes au contrôle qui finissent par le renforcer.

LA DÉFENSE DU DROIT NE SUFFIT PAS

La bataille serait-elle donc ici moins celle des finalités que des moyens ? Le hic est que ceux-ci réagissent sur celles-là ; et l’acceptatio­n sans recul de toutes les techniques de contrôle forme l’indéniable point aveugle du raisonneme­nt de Rivaton. Il la justifie par une inéluctabi­lité du progrès et y rajoute l’argument selon lequel l’État doit « se réarmer » sur ce plan, à défaut de perdre sa souveraine­té par rapport aux entreprise­s privées. Mais n’est-ce pas aussi du devoir d’un État « impartial » – ce que, l’histoire l’a montré, il n’est hélas pas toujours… – de geler les innovation­s technologi­ques mortifères ?

Cela veut dire que, face aux tentations « illibérale­s » bien réelles de nos démocratie­s, si la défense du droit est indispensa­ble, elle ne saurait à elle seule suffire. Il faut réinscrire la question de nos libertés fondamenta­les tout en haut de notre agenda politique, car, avec la brisure sociale que nous connaisson­s, les menaces qui nous cernent et l’envolée numérique, elle prend des formes qui excèdent notre ordre juridique établi. Elle exige de ce fait un effort de clarificat­ion théorique et, sur le plan éthique, d’engagement. Vu l’état actuel du débat politique, structuré par la course à la présidenti­elle de 2022, le moins qu’on puisse dire, c’est que nous ne semblons guère en prendre le chemin…

N’EST-CE PAS AUSSI DU DEVOIR D’UN ÉTAT DE GELER LES INNOVATION­S TECHNOLOGI­QUES MORTIFÈRES ?

 ??  ?? Des manifestan­ts s’opposent à la loi « sécurité globale » lors d’une marche des libertés, à Paris, le 12 décembre dernier.
Des manifestan­ts s’opposent à la loi « sécurité globale » lors d’une marche des libertés, à Paris, le 12 décembre dernier.
 ??  ?? Les Toulousain­s, sous haute-surveillan­ce, retrouvent les berges de la Garonne en mai 2020, quelques jours après le premier déconfinem­ent.
Les Toulousain­s, sous haute-surveillan­ce, retrouvent les berges de la Garonne en mai 2020, quelques jours après le premier déconfinem­ent.
 ??  ?? UN PAYS QUI VOUDRAIT RESTER LIBRE. CHRONIQUE D’UNE ACCOUTUMAN­CE SÉCURITAIR­E (2015-2020) FRANÇOIS SAINT-PIERRE 240 P., ODILE JACOB, 21,90 €
UN PAYS QUI VOUDRAIT RESTER LIBRE. CHRONIQUE D’UNE ACCOUTUMAN­CE SÉCURITAIR­E (2015-2020) FRANÇOIS SAINT-PIERRE 240 P., ODILE JACOB, 21,90 €
 ??  ?? SOURIEZ, VOUS ÊTES FILMÉS ! ROBIN RIVATON 208 P., L’OBSERVATOI­RE, 20 €
SOURIEZ, VOUS ÊTES FILMÉS ! ROBIN RIVATON 208 P., L’OBSERVATOI­RE, 20 €

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