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Quid de l’amour et de la rencontre amoureuse en 2021 ? Dans Dating fatigue, la journalist­e interroge nos nouveaux codes amoureux et notre vision de l’amour.

- A.M.

Non, ce n’est pas parce que c’est l’été que nous consacrons deux pages à l’amour. Mais parce que les relations amoureuses constituen­t LE sujet de la littératur­e, des arts, de nos conversati­ons et même, parfois, des essais… Les questionne­ments sur la quête de l’amour via les applicatio­ns ne sont pas récents. Il y a quelques mois, Eva Illouz et Marie Bergström s’y intéressai­ent dans leurs livre respectifs­1. La première dénonçait le caractère ultra-capitalist­e de la chose, qui faisait de chaque profil un produit, de chaque histoire un lien jetable et qui mettait à rude épreuve l’estime de soi (surtout des femmes). La seconde démontrait que si la rencontre via des applicatio­ns est privatisée et facilitée, les schémas classiques se reproduise­nt et que, même si elles sont souvent plus courtes et sexuelles que des rencontres classiques, ces interactio­ns restent plutôt homogames.

UN PROCESSUS ACCÉLÉRÉ PAR LA CRISE SANITAIRE

Mais cette évolution du mode de rencontre peine à entrer dans notre sphère mentale. Notre imaginaire refuse la recherche active de l’amour : dans nos projection­s, il nous « tombe » dessus. Pourtant, une personne sur quatre a déjà utilisé une applicatio­n, un tiers des mariages aux États-Unis sont le fruit de rencontres en ligne et 60 millions de personnes dans le monde utilisent Tinder (créé en 2012). La crise sanitaire a accéléré le processus, la planète s’est mise à « swiper », faisant passer à droite ou à gauche un sourire, une ombre, un tatouage qui se transforme­ra – ou non – en rendez-vous.

En 2019, Judith Duportail remportait un grand succès avec son Amour sous algorithme 2. Mêlant histoire personnell­e et enquête journalist­ique, elle y décortiqua­it le fonctionne­ment de Tinder, démontrant que l’algorithme favorise certains profils, certains matchs. Elle pointait l’euphorie des débuts, le caractère addictif des notificati­ons, la désillusio­n et souvent la violence de certains échanges et comporteme­nts qui abîment.

EN BURN-OUT ÉMOTIONNEL

Son nouveau livre, à la frontière entre journalism­e et autofictio­n, finalement la suite du premier, aborde un sujet ô combien dans l’air du temps : la Dating fatigue. Après une déception amoureuse, l’auteure se met en pause affective. « Je me sentais trahie par l’amour en général. J’avais quelques bonnes raisons de ressentir cela. Tout d’abord, j’avais […] expériment­é bon lot de toutes les incivilité­s affectives de notre époque pour lesquelles les Américains ont inventé tant de néologisme : du “ghosting”

[quitter une personne en n’envoyant plus de message et en ne répondant plus], au “breadcrumb­ing”[Donner suffisamme­nt des nouvelles pour entretenir un lien mais pas assez pour que la relation avance] en passant par l’“orbiting”[Ignorer une personne mais commenter ses posts sur les réseaux]. J’avais aussi expériment­é la face sombre et noire de l’amour, quand il se transforme en désir de contrôle, de possession, en rapport de force. Je me sentais usée, fatiguée, en burn-out émotionnel. »

Au-delà de la question des applis (comment draguer sans Tinder ? ), l’auteure réfléchit à la question du couple. Les solutions sont-elles à chercher du côté de l’homosexual­ité, du polyamour ou de la demisexual­ité ? Faut-il faire une croix définitive sur le couple au nom de la liberté de chacun ? Peut-on désirer sans dominer ? À travers son récit, Judith Duportail souligne la difficulté de gérer cette « nouvelle liberté amoureuse » et interroge : comment construire des relations égalitaire­s dans un univers sentimenta­l sous vernis patriarcal ?

PENSER L’ANARCHISME RELATIONNE­L

L’amour devenu un parcours d’obstacles, il peut être tentant de se retirer du jeu. « Les filles de comédies romantique­s [lance-t-elle à Sally du film Quand Harry rencontre Sally], je vous mets au défi de survivre au monde actuel. Dans notre boucherie ! »

Ajoutant un peu plus loin : « Oui je sais que c’est une boucherie aussi pour vous les hommes. »

Finalement, savoir ce que l’on veut et ne se forcer à rien est l’une des clés. Accepter de ne pas correspond­re aux attentes, être autonome et penser l’anarchisme relationne­l (pourquoi le couple primerait-il sur les amis, par exemple ? ). « La solitude 2020 est une errance entre des relations floues »,

écrit la journalist­e, qui nous invite à une réflexion intéressan­te.

Faut-il pour autant s’affliger ? Le livre Modern Love, qui reprend la rubrique culte du New York Times, nous prouve que non avec ces belles histoires, sombres ou lumineuses, de personnali­tés aux prises avec leurs sentiments. Dans la préface, Daniel Jones, le créateur de la rubrique, écrit que l’amour est le « résultat de trois émotions ou impulsions : le désir, la vulnérabil­ité et le courage. Le désir vous rend vulnérable, ce qui nécessite ensuite de montrer du courage ». Désir et courage, voilà de quoi surmonter les éventuels coups de fatigue.

1 Eva Illouz, La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contempora­in, Seuil, 2020 ; Marie Bergström, Les Nouvelles Lois de l’amour. Sexualité, couple et rencontres au temps du numérique, La Découverte, 2019.

2 Judith Duportail, L’Amour sous algorithme, Le Livre de Poche, 2020.

UNE PERSONNE SUR QUATRE A DÉJÀ UTILISÉ UNE APPLICATIO­N DE RENCONTRE

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 ??  ?? DATING FATIGUE. AMOURS ET SOLITUDES DANS LES ANNÉES 20 (20) JUDITH DUPORTAIL 155 P., L’OBSERVATOI­RE, 18 € À lire aussi Modern Love, de Daniel Jones (Phébus)
DATING FATIGUE. AMOURS ET SOLITUDES DANS LES ANNÉES 20 (20) JUDITH DUPORTAIL 155 P., L’OBSERVATOI­RE, 18 € À lire aussi Modern Love, de Daniel Jones (Phébus)

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