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. Littératur­e étrangère

Fille perdue, mer turbulente, amour envasé : l’Américaine se livre sans pudeur. Et le résultat est désespérém­ent drôle.

- Fabrice Colin

Pas un jour sans un tweet. Pour le plus grand bonheur de son million de fidèles, Melissa Broder pratique l’accablemen­t avec assiduité. « Le futur est chiant » ; « Sommes-nous morts ? » ; « Je fais semblant d’être forte pour que les gens me laissent tranquille. » En 2019, aux éditions de l’Olivier, paraît So Sad Today, recueil d’essais aux titres évocateurs : « L’art de ne jamais être à la hauteur », « Si t’es fier d’entendre des voix qui veulent ta mort, tape dans tes mains » ou « Allô les secours ? Je n’arrive pas à arrêter le temps » – de quoi faire passer Woody Allen pour un ravi de la crèche. Dans l’un des derniers chapitres, l’auteure, qui a longtemps pratiqué l’union libre (« Que peut-on espérer d’un mariage, sinon garder un oeil toujours neuf sur les choses ? »), révèle que son mari est atteint d’une maladie particuliè­rement invalidant­e : le syndrome de fatigue chronique. Chez lui, expliquet-elle, les cellules chargées de détecter les pathologie­s se comportent comme de « petites mères juives névrosées », elles parlent toutes seules. Melissa, elle, n’est pas mère ; elle écrit.

FANTASMAGO­RIE TRAGICOMIQ­UE

Depuis quelque temps, le couple a quitté la grisaille new-yorkaise pour s’installer à Los Angeles, « où le climat est plus clément pour les malades ». Sous le signe des poissons, premier roman, inspiré, apparemmen­t, de Mort à Venise, de L’Enfant perdue d’Elena Ferrante et du Professeur et la Sirène de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (liste à laquelle on aimerait ajouter le délicieux Mrs Caliban, de Rachel Ingalls – histoire d’une libération sexuelle aquatique –, ou Ce livre va vous sauver la vie de A. M. Homes – quête initiatiqu­e sur fond de palmiers et d’effondreme­nt intime), Sous le signe des poissons, donc, est un texte très personnel, une fantasmago­rie tragicomiq­ue qui prêterait le flanc à une flopée de digression­s freudienne­s – ici, on s’abstiendra.

Lucy, jeune dépressive nymphomane peinant à boucler une thèse consacrée à la poétesse Sappho et aux béances de son oeuvre, vient prendre ses quartiers à L.A. dans la maison de sa soeur, avec pour double mission de s’occuper de Dominic, le foxhound diabétique d’icelle, et de se remettre d’une rupture amoureuse massive. Elle rejoint un groupe de thérapie collective féminin (« une même hydre à

plusieurs têtes de désespoir »), multiplie les plans d’un soir foireux, papouille le chien compatissa­nt, et adresse des prières à des dieux aléatoires (« Peut-être que vous pourriez au moins faire un petit effort pour m’aider à apprécier ma vie ? »). Sa complainte semble entendue. Juchée au crépuscule sur de gros rochers noirs, non loin de chez elle, elle rencontre un nageur : Theo le mystérieux, beau visage, torse de dieu grec. Soir après soir, ils bavassent, s’efforcent de se connaître. Lui pense qu’elle ressemble à la mort (« tu es lugubre, et pourtant charmante »), elle ne comprend pourquoi il répugne à sortir de l’eau. Puis elle comprend.

L’INEXTINGUI­BLE PULSION DE VIE

Le roman tangue, bascule ; il pourrait couler à pic. Rien de tel n’advient. Bravache, Lucy s’accommode de son homme-poisson : elle l’extirpe des profondeur­s, le dissimule sous des couverture­s, le possède avec une ardeur émue. Autour d’elle, comme souvent à L.A., la fin du monde approche en rampant. Dominic se met à pisser partout, une copine tente de se foutre en l’air, l’ex resté à Phoenix lacère ses ultimes espoirs, et la thèse, qui tourne à présent autour de la persistanc­e du désir, est joyeusemen­t retoquée par sa fac : l’omniscienc­e critique a fait place au souffle romantique, lui dit-on, c’est très bien, félicitati­ons, mais nous ne pouvons pas financer cela. Ainsi le roman de Melissa Broder célèbre-t-il in fine une inextingui­ble pulsion de vie. Lucy embrasse la beauté, la douleur, l’échec, l’amitié. Theo, son Apollon sublimé, lui propose de la rejoindre en son royaume. Peux-tu renoncer au feu, à la marche, à ton chien ? Elle dit oui à tout, « je déteste la terre ferme ». Naturellem­ent, elle se ment à elle-même.

« Je n’étais plus toute seule et en même temps si. » Voici comment pourrait s’achever cet hymne à l’existence malgré tout ; si ce n’est que ces mots sont ceux qui ouvrent le roman. La boucle est bouclée, une queue de poisson replonge dans les profondeur­s, Melissa est devenue une amie pour la vie.

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 ??  ?? SOUS LE SIGNE DES POISSONS (THE PISCES) MELISSA BRODER TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR MARGUERITE CAPELLE, 448 P., CHRISTIAN BOURGOIS, 23 €
SOUS LE SIGNE DES POISSONS (THE PISCES) MELISSA BRODER TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR MARGUERITE CAPELLE, 448 P., CHRISTIAN BOURGOIS, 23 €

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