Retiens la nuit
Marie Darrieussecq
Des textes antiques aux magasins ouverts en continu, l’autrice de Truismes explore ce qui se joue dans l’ombre quand l’insomnie s’empare de nos nuits.
P «as dormir : errer sans ombre. » La définition est celle d’une insomniaque : comme Orphée descendu aux Enfers, Marie Darrieussecq s’est un soir retournée et son sommeil ne la suivait plus. Vingt ans d’errances, de vertiges et de visions hallucinées traversent ce livre à nul autre semblable, hanté par cette question : « Qui est-ce qui ne dort pas quand je ne dors pas ? » À ceux qui jalouseraient ces heures de vie dérobées au néant, Pas dormir oppose l’angoisse de la solitude et du silence, et rappelle que la privation de sommeil est une torture encore pratiquée dans certains pays. Du Rwanda à la jungle de Calais, il évoque aussi les nuits sans sommeil de ceux qui n’ont plus de toit sous lequel se réfugier.
Pour retomber dans les bras de Morphée, Marie Darrieussecq a tout essayé : de la pharmacopée traditionnelle aux méthodes alternatives plus ou moins farfelues, rien n’en sera venu à bout. Car aucune contrariété ne perturbe l’insomniaque : la source du « non-sommeil » est à chercher en eaux profondes, parfois du côté de ceux qui ne sont plus, auprès d’un frère que l’écrivaine n’a pas connu, et qui semble attendre dans l’ombre de renaître sous sa plume. « Pour mille raisons, ce livre ne s’écrit pas. Parviendrai-je à dormir le jour où je l’aurai écrit ? »
Au coeur de ces nuits éveillées, la compagnie d’écrivains souvent insomniaques est un réconfort. Kafka et Proust, respectivement « saint-patron » et « champion » de la discipline, mais aussi Cioran, Gide, Woolf et tant d’autres. « Sur tous les continents, la littérature ne parle que de ça. Comme si écrire, c’était ne pas dormir. » Certains, « ayant plongé la main une fois de trop dans le tiroir des cachets blancs », n’en ont d’ailleurs pas réchappé : à deux reprises, Proust manque de s’empoisonner, sans compter la longue liste des célébrités « mortes dans l’espoir de dormir ». Enrichi d’une iconographie inspirée, Pas dormir nous convie à un voyage de l’autre côté du miroir où « d’autres yeux » nous observent, où les évidences se fissurent face à l’inconnu.