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MÊME PAS (HANDI-)CAP !

Alexandre Jollien a coréalisé avec l’ex-« Inconnu » Bernard Campan la comédie dramatique Presque, dont ils partagent l’affiche. Le philosophe publie en même temps ses Cahiers d’insoucianc­e. Portrait d’un penseur généreux et empathique.

- Jacques Braunstein (avec Baptiste Liger)

Il faut savoir éviter que son interlocut­eur ne s’enferre dans des périphrase­s aussi absurdes que gênantes. C’est ainsi qu’Alexandre Jollien nous dit tout de go : « Je souffre beaucoup qu’on me réduise au handicapé de service. Mais on a tellement besoin de mettre des étiquettes. » Le débat est clos pour le philosophe et écrivain suisse, victime d’un étrangleme­nt par cordon ombilical lui valant d’être né infirme moteur cérébral, qui s’est fait connaître en 1999 avec Éloge de la faiblesse. Un ouvrage dans lequel il revenait sur sa jeunesse en institutio­n pour handicapés moteurs et cérébraux à travers un brillant dialogue avec Socrate. Les médias et le public s’intéressen­t alors à lui et à son travail – citons des livres comme

Le Métier d’homme ou La Constructi­on de soi. Notre sage fait d’ailleurs paraître en ce début d’année un nouvel essai, Cahiers d’insoucianc­e, où il conjure sa peur de la mort par la fréquentat­ion des textes de Sénèque, Spinoza, Nietzsche ou même du très cynique Cioran. « La philosophi­e a sauvé ma peau. J’ai un contact presque affectif avec les grands philosophe­s. »

Loin des livres (quoique), le septième art a aussi rattrapé Alexandre Jollien. En 2007, il a coécrit le scénario de La Face cachée de Bernard Campan, ancien membre des Inconnus. Le début d’une collaborat­ion et d’une amitié, qui mène aussi le penseur helvète à un nouveau projet, Presque, longmétrag­e que Campan et lui ont écrit et réalisé ensemble. L’idée du film est toutefois née d’une autre rencontre. « Je passais souvent à côté de la morgue à Lausanne et l’endroit me faisait peur. Et puis j’ai rencontré un croque-mort qui est devenu l’un de mes meilleurs amis. Il a inspiré le rôle de Louis tenu par Bernard dans le film. »

Odyssée d’un croque-mort et d’un handicapé sur les routes du sud de la France, Presque applique à la lettre les codes du « feel good movie » à l’américaine, mais… aussi à la française (on pense à Intouchabl­es

de Nakache et Toledano). Mais s’ajoutent ici une dimension métaphysiq­ue et une bonne dose d’humour vache. « Je voulais faire un film déjanté et Bernard avait envie de quelque chose de plus classique. C’était

d’ailleurs assez magnifique de pouvoir vivre une amitié en presque complet désaccord. La scénariste Hélène Grémillon a eu l’idée de la structure, qui nous a permis de nous retrouver », explique-t-il, avant de lâcher, mi-lucide, mi-retors : « Je ne connais rien au cinéma et je voulais avant tout instiller de la philosophi­e dans le scénario. En mettre encore plus, au risque de paraître un peu pédant. Le résultat est un équilibre entre plusieurs sensibilit­és. J’espère qu’on y trouve quelques outils, voire qu’on vive une sorte de conversion, mais c’est peut-être un peu naïf de le penser. »

Lorsqu’on évoque avec lui la scène marquante entre son personnage et une prostituée, il affirme que « plus que sur le handicap, c’est un film sur le corps, ce corps qui peut mourir, être malade, et dont, pourtant, on a tendance à véhiculer des images parfaites qui mettent beaucoup de monde sur la touche ». Alexandre Jollien enchaîne alors sur l’aspect mystique de son livre Cahiers d’insoucianc­e : « J’ai reçu une éducation très oppressant­e en ce qui concerne le corps, la sexualité. Dans cette institutio­n catholique, on m’a inculqué la haine du corps, la méfiance face au plaisir, la culpabilit­é. Et pourtant, désormais, le Christ me console comme le Bouddha m’apaise. Ils sont deux soutiens dans ma vie. »

LA SOLIDARITÉ, LE COEUR DE LA VIE

Notre question suivante, concernant la Covid, démontre sa curiosité insatiable dès lors qu’il s’agit de sagesse et de philosophi­e. « Je ne peux plus lire énormément, c’est un grand deuil. Mais durant le confinemen­t, j’ai beaucoup écouté de livres audio de Karl Marx pour comprendre la crise que l’on traversait. Ses textes m’ont rappelé que la philosophi­e comme exercice spirituel ne doit pas nous détourner du collectif. » Il apprécie ainsi chez Marx son humanisme plus que son matérialis­me. Et quand nous le lui faisons remarquer, il nous remercie. « Vous avez défini mon rapport à Marx mieux que moi-même. » Incroyable­ment empathique, Alexandre Jollien nous dira plusieurs fois durant l’entretien « grâce à vous, je comprends que… », sans qu’on ait vraiment l’impression d’avoir proposé d’avancée philosophi­que majeure.

Une empathie que l’on retrouve dans ses prises de position sur l’actualité récente. « Le succès des polémistes populistes me stupéfie. La solidarité n’est pas pour moi une posture de belle âme mais le coeur de la vie. Si l’on est en lien, si l’on existe, si l’on peut survivre, c’est grâce aux autres. L’individual­isme érigé en religion m’est incompréhe­nsible. » L’été dernier, sa femme lui a conseillé de partir seul deux semaines sillonner la France avec un sac à dos, afin de travailler sur la confiance et de dépasser ses peurs. Une expérience qui n’est pas sans rappeler certaines des scènes les plus dérangeant­es de Presque. « J’avais des chaussures de marche, et je passais une heure chaque matin à chercher quelqu’un pour m’aider à les lacer. J’avais honte de demander, ce qui m’a choqué. » Avant d’ajouter : « Mais la manière dont j’étais accueilli et souvent rejeté m’a encore plus choqué. Il y a vraiment du boulot pour construire une société plus éveillée. »

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Alexandre Jollien et Bernard Campan sur les routes du sud de la France, dans leur film Presque.
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CAHIERS D’INSOUCIANC­E ALEXANDRE JOLLIEN 224 P., GALLIMARD, 18,50 € Presque, de et avec Alexandre Jollien et Bernard Campan. En salles le 26 janvier.

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