Le trublion des sciences
Après une véritable odyssée éditoriale, le livre somme d’Alexandre Grothendieck, mêlant biographie et réflexions, paraît huit ans après sa mort.
A38 ans, en 1966, Alexandre Grothendieck reçoit l’équivalent du prix Nobel des mathématiques, la médaille Fields, pour avoir révolutionné la géométrie algébrique. 1970 : cet apatride solitaire, fils de Juifs ukrainiens persécutés par les nazis, troque sa brillante carrière pour une quête politique et spirituelle de plus en plus radicale, refusant les compromis d’une science qu’il juge désormais sans âme. « La rumeur dit que je passe mon temps à garder des moutons et à forer des puits », ironise le plus grand mathématicien du siècle devenu militant écologique. Mais après une décennie passée loin de la géométrie, Grothendieck s’attelle, en 1983, à la rédaction d’À la recherche des champs, une reprise de ses travaux dans la forme libre d’un carnet de bord, première partie d’un ensemble plus vaste qui devait s’intituler « Recherches mathématiques ». Ici commence l’odyssée d’un livre monstrueux, que l’on feuillette aujourd’hui en tremblant, comme si on mettait les doigts dans la gélatine d’un cerveau décidément à part.
GÉNIE FRACASSÉ, MAIS SOURCE D’INSPIRATION INÉPUISABLE
Après avoir rédigé un premier chapitre, Grothendieck ressent le besoin de s’expliquer, de conjurer les démons du passé, de clarifier les incompréhensions dont il fut victime. Mais ce qui ne devait être que quelques paragraphes introductifs dévale soudain l’à-pic de son âme dépressive, ouvrant des gouffres toujours plus profonds. L’explication charrie rêves, souvenirs, regrets, devient un torrent dont la course folle est relancée, au printemps 1984, par la découverte de publications de ses anciens élèves. L’Einstein des mathématiques se persuade alors être victime d’une mise à l’écart doublée d’un pillage de ses plus fécondes intuitions – impression sans doute vraie, quoique déformée. En mai 1985, l’introduction est devenue un livre de plus de mille pages : Récoltes et Semailles, tour à tour attaque, credo et mea-culpa. Il en fait imprimer une centaine d’exemplaires qu’il envoie à ses anciens collègues, espérant un retour de leur part : « Je te l’envoie comme j’enverrais une longue lettre. » Il y ajoutera, quelques mois plus tard, un long prélude peuplé de fantômes : ceux de la guerre, passée dans un camp de Lozère où fut enfermée sa mère avec les femmes indésirables de Vichy.
Sans doute la radicalité de ce livre, achevé en 1986, ne pouvait-elle s’affirmer que dans le refus paradoxal de le divulguer : Grothendieck renonce finalement à l’éditer, alors que Christian Bourgois s’était un temps montré intéressé. Décision qu’il maintint jusqu’à sa mort, en 2014, même s’il prit un malin plaisir à en envoyer l’introduction à l’Académie royale des sciences de Suède, pour justifier son refus du prestigieux prix Crafoord. Retiré dans un village d’Ariège, le génie fracassé n’offrait plus à la vue des curieux qu’une silhouette taiseuse sous une houppelande blanche. Le tapuscrit fou fuita sur Internet, où on le trouve traduit en russe, espagnol et anglais ; raison pour laquelle l’actuelle édition officielle s’est imposée : comme pour Kafka ou Foucault, les interdictions de publier tombent toutes, tôt ou tard, post mortem. L’homme aura beau s’être cru enterré par ses pairs, il est devenu une source d’inspiration inépuisable pour une jeune génération de mathématiciens – qui ne cherchent pas seulement des idées géniales, mais aussi une certaine éthique de la science.