Enquête à l’antienne
Méconnue mais traduite dans de nombreux pays, cette romancière de l’archive et de l’investigation entraîne aujourd’hui ses personnages à la poursuite d’une sonate oubliée. Dont les notes ravivent les trahisons et les blessures du passé.
I «l n’est pas rare qu’on trouve des objets dans les étuis des instruments, surtout quand les doublures sont anciennes : une clé, un ticket de métro, une vieille photo. » Il est plus rare en revanche que ces objets d’apparence anodine soient à l’origine d’enquêtes défiant le passage des siècles. Dans les livres d’Hélène Gestern, on rencontre ces objets dès les premières pages, en même temps que ceux dont ils vont bouleverser le quotidien. Il peut s’agir d’une photographie, comme dans Eux sur la photo, où un homme et une femme tentent de reconstituer la vie de leurs parents ; d’un cliché volé comme ce Portrait d’après blessure pris à la suite d’une explosion dans un métro ; ou de l’album d’un soldat mort au front en 1917, point de départ de L’Odeur de la forêt. Dans 555, l’élément perturbateur suit les courbes d’une ancienne partition pour clavecin dissimulée dans la doublure d’un étui à violoncelle, ce qui met la puce à l’oreille de l’ébéniste Grégoire Coblence et de son associé Giancarlo, luthier de profession. Et puisque la valeur du bout de papier réside dans les notes qu’il renferme, les deux compères décident de les faire jouer. « Était-ce bien lui, comme j’en avais la fulgurante intuition, qui l’avait écrite ? » L’interprète subjugué s’interroge avant d’associer un nom à la pièce oubliée. « Ça ressemble à une sonate de Scarlatti, non ? »
Domenico Scarlatti, compositeur et claveciniste virtuose né en 1685, la même année que Bach et Haendel, ne quitte plus dès lors l’esprit des cinq narrateurs qui, déroulant l’un après l’autre le fil qui les relie au musicien, composent ce roman choral magistralement orchestré. L’énigme que le maître a emportée dans la tombe les poursuit : comment ce « musicien plutôt conventionnel, asservi à une vie de cour
et de mondanités », est-il devenu à 50 ans passés « un compositeur génial et prolifique » à l’origine de « l’un des monuments les plus impressionnants que la musique occidentale ait jamais produit » ? La partition retrouvée anéantit par ailleurs l’unité idéale qui donne son titre au roman : 555, soit le nombre de sonates pour clavier au répertoire de Scarlatti. Et l’énigme se noue davantage encore lorsque les précieuses notes se volatilisent, réveillant dans leur sillage mensonges, trahisons et blessures passés, dont les protagonistes, telle une petite musique lancinante, ne peuvent se défaire.
REFUS DE L’OMBRE ET DE L’OUBLI
Hélène Gestern vit et travaille à Nancy où elle enseigne la linguistique à l’université tout en animant un séminaire consacré aux écrits personnels. Les mots des autres, célèbres ou anonymes, imprègnent ainsi ses travaux d’enseignante-chercheuse comme l’ensemble de ses romans, traduits dans de nombreux pays d’Europe. Dans Armen (2020), l’écrivaine fait le pari d’une « biographie de l’écriture » à travers le destin du poète Armen Lubin, exilé en France. Sa trajectoire, à l’opposé de la sienne, la rencontrait pourtant, et c’est tout le talent d’Hélène Gestern que de mêler l’intime au roman national, l’ordinaire à l’événement. Refusant de laisser l’ombre et l’oubli l’emporter, ses personnages se réinventent, trouvent de nouvelles manières d’exister et ravivent le souvenir de ceux dont l’Histoire n’a pas retenu le nom. Motif récurrent, la disparition les relie. L’eau qui dort (2018) faisait ainsi s’évanouir dans la nature un « représentant de commerce esseulé entre deux âges » qui, un soir, décidait de ne pas regagner le domicile conjugal. Sa disparition intervenait après celle d’Irina, son amour de jeunesse, évanouie vingt ans plus tôt. Si les correspondances tissées entre les romans d’Hélène Gestern via l’enquête, l’archive, la photographie et de subtiles touches autobiographiques définissent un univers bien particulier, chacun de ses récits témoigne d’une profonde exploration formelle et d’une curiosité communicative pour la magie de l’ordinaire.