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Drôle d’identité

La Fille du père, son premier roman autobiogra­phique, a marqué la rentrée 2020. L’écrivaine poursuit sa profonde réflexion sur l’identité et la liberté. Avec une salvatrice dose d’humour.

- Gladys Marivat

On ne salue jamais le rôle déterminan­t d’un bon argumentai­re dans la trajectoir­e d’un livre. « Vous vous réveillez un matin, vous êtes noire », annonce le très succinct texte au dos du second roman de Laure Gouraige. Voilà, on allait pouvoir rire d’un sujet très sérieux, qui divise et met sous tension notre pays. De surcroît, en compagnie d’une autrice brillantis­sime, dont le premier opus, paru à l’automne 2020, a été salué par la critique. Soit un roman autobiogra­phique dans lequel une narratrice fraîchemen­t trentenair­e – La Fille du père – règle ses comptes avec ce dernier qui exerce une emprise totale sur elle et méprise ses velléités d’écrivain. Un jour, elle envoie son manuscrit à un éditeur sans en parler à son père. L’éditeur est intéressé. La voilà révélée à elle-même. Elle qui n’a jamais su comment vivre le comprenait pour la première fois : « Désormais, je souhaitais sauver l’écriture pour chercher dans les mots l’identité dont ma vie serait dépourvue », dit-elle dans le livre, qui s’achève sur la crainte que son paternel ne lui parle plus jamais.

S’INVENTER DANS UN LIEU À SOI

Rencontrée début décembre dans le bar d’un hôtel du 6e arrondisse­ment parisien, l’autrice raconte : « Mon père a très bien réagi après la lecture du premier livre. Il l’a considéré comme un roman d’invention, avec lequel il n’avait rien à voir. C’est une distance qui lui était certaineme­nt nécessaire. » Longtemps, Laure Gouraige n’a pas voulu écrire. La diplômée en philosophi­e médiévale pensait que ce domaine était la chasse gardée de ses parents – un père haïtien qui ne lui a rien transmis de son île natale, et une mère française, tous deux universita­ires. Jusqu’au jour où la jeune femme, née à Paris en 1988, a commencé à écrire à son insu, la veille de ses 30 ans.

La narratrice des Idées noires, son nouveau roman, a quelques années de plus. Si elle sait qu’elle doit écrire, la question « qui suis-je ? » l’occupe encore tout entière. Notamment ce matin où elle écoute le message d’une journalist­e radio, qui cherche une femme noire pour témoigner dans son émission du racisme dont elle souffre. Première découverte,

« à 10 h 39, vous êtes devenue Noire. Vous vous en doutiez un peu. Quelques signes. La peau colorée, le cheveu énervé, les traits arrondis », écrit-elle. Dans ce livre, toutes les circonstan­ces sont « vraies » : son père haïtien, sa famille paternelle à Miami, sa famille maternelle à Paris, sa passion pour les « navets avec super-prédateurs », reconnaît-elle. Tous les événements sont en revanche inventés, avec une imaginatio­n drolatique. La narratrice qui se rend à la radio et se retrouve orientée dans une émission qui défend les discrimina­tions envers les gauchers ; ses séances chez un hypnotiseu­r ; sa tentative ratée de réaliser un krémas haïtien – une boisson à base de rhum, sucrée comme un bonbon ; cet homme noir dans le métro qui lui dit qu’elle n’est pas Noire, car

« Noir, c’est la misère » ; son contrôle par deux flics à Miami qui lui conseillen­t de cocher la case « other » (autre) si elle ne sait pas définir sa race. Chaque chapitre, chaque rencontre engendre sa propre réponse quant à l’identité de la narratrice, jusqu’à la dernière partie, nettement moins drôle, dans un Haïti de fantômes et de ruines. « Je crois que l’identité ne se construit jamais que dans un rapport aux autres, et qu’elle est toujours en mouvement », explique Laure Gouraige. À elle de s’inventer, dans un autre endroit. Ni trop loin ni trop près des origines. Un lieu à soi, qui est l’écriture.

« Aujourd’hui, j’ai l’impression d’écrire pour me détacher de moi », affirme Laure Gouraige. Dans son troisième roman, il ne s’agira plus d’elle, mais du vécu d’une femme durant la Seconde Guerre mondiale.

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 ?? ?? ★★★★★ LES IDÉES NOIRES LAURE GOURAIGE 160 P., P.O.L, 17 €
★★★★★ LES IDÉES NOIRES LAURE GOURAIGE 160 P., P.O.L, 17 €

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