Douleurs de l’incendie
Trois romanciers mettent le feu aux poudres pour confronter leurs personnages à leurs angoisses intimes et les forcer à prendre des décisions radicales.
Il y a deux ans, profondément marqué par les incendies qui ravagent son pays, Richard Flanagan, grand écrivain australien et militant écologiste, décide d’utiliser la puissance évocatrice du roman pour sensibiliser ses lecteurs. Il en résulte Dans la mer vivante des rêves éveillés, un conte philosophique troublant mêlant l’émotion du drame familial et l’inquiétante étrangeté du récit fantastique. Alors que les flammes plongent la Tasmanie dans le chaos, Anna et ses deux frères mettent tout en oeuvre pour prolonger la vie de leur mère mourante. Happés par ce combat intime, ils ne prennent jamais la mesure du drame qui se joue au-dehors. Surtout pas Anna, pour qui les images terribles de la désolation se mêlent aux centaines d’autres qu’elle fait défiler sur Instagram. Une indifférence coupable qu’elle va payer chèrement quand ses membres vont se mettre à disparaître les uns après les autres sans que personne ne s’en aperçoive. En filant la métaphore tragique de l’extinction du vivant, Flanagan dessine une fable cruelle et un rappel à l’ordre brutal pour ceux qui jugeraient accessoire le combat climatique.
COUP DE THÉÂTRE
Illustration du traumatisme australien, Claire Thomas, ravive elle aussi les braises de l’incendie pour cerner un huis clos suffocant dans un théâtre de Melbourne menacé par les flammes. Oh les beaux jours, la pièce de Beckett qui met en scène Winnie, une femme progressivement ensevelie sous le sable mais qui garde intacte son insouciance, n’a jamais résonné avec autant d’ironie qu’en cette période d’angoisse et de doute. Et pourtant Margot, une professeure de lettres, Ivy, une philanthrope fortunée et Summer, une ouvreuse qui se rêve comédienne, s’installent dans l’assistance espérant fuir pour un temps les tracas du quotidien. C’était sans compter sur le terrible pouvoir cathartique du théâtre. Tout dans l’absurde et le tragique de Beckett les ramène à leur propre condition. Mise en abyme touchante de ce que peuvent l’art et la littérature dans la résolution de nos conflits intérieurs, La Représentation est un roman puissant qui attise la flamme du combat féministe.
RETOUR DE FLAMME
Pour Ray Mathis, le nouveau héros du prodige des lettres américaines David Joy, les flammes consumant sous ses yeux les Appalaches, qu’il a passé sa vie à protéger en tant que garde-forestier, sont le signe de douces illusions qui partent en fumée. Tout juste retraité, il rêve d’une existence simple et paisible et attend désespérément une réconciliation improbable avec son fils Ricky, perdu dans les affres de la drogue. Mais sa sourde colère va soudain se muer en combat d’une vie quand un coup de fil lui annonce que ce dernier est retenu en otage par l’un de ses dealers. Un père en croisade, des camés et leurs mauvais choix, des policiers en mission, David Joy enchevêtre les histoires avec une narration très cinématographique portée par un sens rare du suspense. Nos vies en flammes fait dans le rural noir salissant, du Ron Rash sous crystal meth qui n’épargne pas le lecteur. On en oublierait presque la fureur de l’incendie. Après tout, en enfer, il est normal que les flammes continuent à brûler.
★★★★☆ DANS LA MER VIVANTE DES RÊVES ÉVEILLÉS (THE LIVING SEA OF WAKING DREAMS) RICHARD FLANAGAN TRADUIT DE L’ANGLAIS (AUSTRALIE) PAR FRANCE-CAMUS PICHON, 288 P., ACTES SUD, 22,50 €. EN LIBRAIRIES LE 2 FÉVRIER.
★★★☆☆ LA REPRÉSENTATION (THE PERFORMANCE) CLAIRE THOMAS TRADUIT DE L’ANGLAIS (AUSTRALIE) PAR LAURA DERAJINSKI, 280 P., GALLIMARD, 20 €
★★★☆☆ NOS VIES EN FLAMMES (WHEN THESE MOUNTAINS BURN) DAVID JOY TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR FABRICE POINTEAU, 352 P., SONATINE, 21 €