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« J’aime qu’un film assume les errances d’un personnage »

Palme d’or avec Entre les murs, Laurent Cantet explore les effets pervers des réseaux sociaux dans Arthur Rambo, qui s’inspire de l’affaire Mehdi Meklat. Et signe une fois encore l’oeuvre d’un cinéaste citoyen.

- Propos recueillis par Éric Libiot

Commençons par le début et ce titre, Arthur Rambo : est-ce ironique, sibyllin, énigmatiqu­e ?

Laurent Cantet. On a d’abord cherché pour le personnage un pseudonyme qui ait une double référence : Arthur pour la littératur­e, allusion à Rimbaud évidemment, et Rambo pour la colère. Je me suis rendu compte que sur Twitter pas mal de gens ont ce pseudo, ce qui le crédibilis­ait à nos yeux. J’ai hésité à l’idée d’en faire le titre : j’avais peur que ce soit justement trop énigmatiqu­e. Mais, finalement, il illustre bien le sujet.

Quel est le point de départ du film, qui raconte l’ascension et la chute d’un jeune romancier ?

L.C. C’est l’affaire Mehdi Meklat, ce jeune écrivain et blogueur à succès, dont on a découvert les tweets antisémite­s. Je l’écoutais à la radio, je le trouvais brillant et après avoir lu ses tweets, je n’arrivais pas à recoller les morceaux. J’avais beau chercher des explicatio­ns psychologi­ques ou intellectu­elles, ça n’allait pas. Plutôt que de répondre aux questions que ce comporteme­nt posait, il fallait sans doute le regarder d’une manière plus impression­niste. Si les questions résistent, il est aussi intéressan­t de se demander pourquoi. Sans être moi-même un grand utilisateu­r de Twitter, je sens bien que ce médium devient une composante essentiell­e de notre vie quotidienn­e. On l’interroge peu et on l’utilise comme des apprentis sorciers.

Comment s’est déroulée l’écriture du scénario ?

L.C. Le film s’est véritablem­ent construit quand j’ai imaginé que le récit pouvait être ramassé sur deux jours. Comme on se concentre sur le moment où ça bascule, je pouvais mieux analyser les mécanismes mis en jeu sans être obligé de raconter le passé de Karim, le héros : il est tout de suite pris dans la machine, et c’est la machine que je regarde.

L’histoire commence par un fait et se complexifi­e. Or, dans la plupart des films, l’auteur pose un problème complexe et tente de le résoudre. Pourquoi cette inversion ?

L.C. Parce que rien n’est simple. Avec mes scénariste­s, nous avons imaginé un récit où chaque protagonis­te pose le problème à l’aune de son activité : l’éditrice veut sauver sa maison d’édition et demande à Karim s’il est l’auteur des tweets ou pas ; les copains parisiens de Karim ont trouvé leur place mais connaissen­t la fragilité de leur position et le jugement qu’ils portent sur Karim vient de là ; ses copains de banlieue ont peur de l’amalgame entre eux et lui ; sa mère lui parle morale et son petit frère le renvoie à un réel qu’il a oublié et qui lui saute à la figure. Chacun a de bonnes raisons de le questionne­r.

Quelle bonne distance faut-il avoir avec un personnage ?

L.C. On essaie de ne pas le juger. J’aime qu’un film assume les errances et les faiblesses des personnage­s qu’il décrit. J’avais envie que le spectateur éprouve le même sentiment que moi. Il y a de l’empathie pour un personnage broyé par la machine plus forte que lui, mais il y a aussi du rejet car je ne voulais pas que le film le protège. Son argumentat­ion n’est pas très convaincan­te, parfois pas très honnête. Là où le rejet est plus facile à ressentir, ce sont les tweets. Je voulais qu’ils apparaisse­nt à l’écran : les premiers sont des intertitre­s presque énigmatiqu­es, puis ils viennent parasiter les scènes comme les messages viennent parasiter nos conversati­ons.

Avez-vous pensé aux réactions du public ?

L.C. Il y a une différence de réactions en fonction des génération­s : les plus âgés condamnent souvent ; les plus jeunes, qui connaissen­t mieux les règles des réseaux sociaux et le deuxième ou troisième degré que revendique Karim, sont plus compréhens­ifs.

Votre filmograph­ie donne une place importante aux livres. Quel rapport entretenez-vous avec l’écrit ?

L.C. Les livres me donnent le sentiment d’une densité que le cinéma n’a pas toujours. Si les mots permettent une approche minutieuse des personnage­s, le cinéma va devoir passer par l’incarnatio­n et c’est exactement ce qui me passionne. À chaque fois que j’ai adapté un ouvrage, j’ai pris des libertés pour ne pas me sentir piégé. Pour

Vers le sud, Dany Lafferière m’a autorisé à piocher dans différente­s nouvelles. Entre les

murs est l’adaptation du livre de François Bégaudeau, mais les élèves sont aussi les auteurs du film. Foxfire, confession­s d’un

gang de filles est un roman très dense de Joyce Carol Oates que j’ai rendu plus linéaire… À chaque fois, c’est une nouvelle aventure.

 ?? ?? Dans Arthur Rambo, Rabah Naït Oufella interprète le rôle de Karim, jeune romancier broyé par la machine Twitter.
Dans Arthur Rambo, Rabah Naït Oufella interprète le rôle de Karim, jeune romancier broyé par la machine Twitter.
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Laurent Cantet

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