MARQUE-PAGE
FEMMES FANTÔMES
La modernité nous en a convaincus : l’emphase, les figures héroïques appartiennent au passé de la littérature. Et voilà que paraît Le Roi fantôme, splendide roman d’une Américaine d’origine éthiopienne, rempli de femmes guerrières, de pères vengeurs et de fils braves jusqu’au pied du gibet, dont le souffle épique balaie d’emblée nos petites préventions de lecteur à qui on ne la fait plus. Un roman de guerre – sur l’invasion de l’Éthiopie d’Haïlé Sélassié par l’Italie de Mussolini, menée à coups de canon et de gaz moutarde. Et néanmoins un roman féminin : on y suit Aster, épouse du général éthiopien Kidane, qui refusa d’être cantonnée au rôle traditionnel des femmes en temps de guerre. Et l’on y suit celle qu’elle prend pour sa rivale dans le coeur de son mari, Hirut, qui conquerra le droit de manier le fusil légué par son père. Tandis que dans le camp italien, Fifi, prostituée d’élite, cajole un colonel romain (ventripotent, mais pas dépourvu de complexité), pour mieux renseigner les combattants éthiopiens !
La guerre n’a pas un visage de femme, écrivait ironiquement la Biélorusse Svetlana Alexievitch dans un livre de témoignages qui recueillait la parole d’anciennes soldates de l’Armée rouge. Avec son style altier et son imaginaire irrigué par la mémoire de sa famille, Maaza Mengiste vise le même objectif : restaurer les visages de ces héroïnes effacées par l’Histoire, dire le scandale de ces personnalités inoubliables et pourtant oubliées. Et il y en a encore pour prétendre que la fiction ne sert à rien…