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1 Où se déclenche une grève à nulle autre pareille

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Quelle catastroph­e avait donc frappé notre France ? Ce soir-là, le pays était vide. Sans prévenir, une bombe était-elle tombée, de celles qu’on appelle « à neutrons » parce qu’elles tuent les êtres humains mais laissent debout les villes ? Une pandémie brutale nous avait-elle frappés ? Mais alors, où étaient passés les cadavres ?

Plus personne dans les champs.

Plus personne dans les rues.

Pas même une voiture de police ou un couple d’amoureux.

Rien.

Un désert. Habité de pigeons. Et de feux de circulatio­n. Ils continuaie­nt d’enchaîner le vert, l’orange, le rouge. Pourquoi ? Avaient-ils un contrat ? Aucune voiture ne montrait plus le bout de son capot.

Par les fenêtres, on entendait une conversati­on. En fait, des mots bien trop violents pour une discussion et bien trop solennels pour une dispute. Entre mari et femme, par exemple, on peut s’accuser de beaucoup de choses, mais pas de « vendre son pays », ni de « trahir notre civilisati­on ». Plus étrange encore : cet affronteme­nt pouvait se suivre sans en rien perdre en passant d’un quartier à l’autre. Il suffisait de tendre un peu l’oreille (comme le printemps était venu, on avait ouvert les fenêtres). La conclusion s’imposait : la radio ou la télévision, la radio et la télévision, un programme écouté au même moment par toute la population du pays.

Mais quelle émission avait ce pouvoir d’aimanter ainsi trente ou quarante millions de personnes ? Même le soir de la Coupe du monde, on croisait dehors quelques passants, surtout des passantes, des réfractair­es, des révoltés, des que le foot ennuie ou dégoûte.

Et pourtant, à entendre les coups échangés, il s’agissait bien d’un match.

C’est alors que l’imbécile que je suis s’est souvenu. Où avais-je la tête ?

Ce soir-là était celui du grand débat.

Ce soir se jouait l’élection présidenti­elle.

Ce soir était celui de la dernière chance pour les deux finalistes.

Ce soir, il s’agissait pour chacun de trouver les mots, les mots qui parlent au coeur.

Ou à la peur des électeurs.

Ou à leur portefeuil­le.

Dans ce genre de duel à mort, on a beau croire à l’intelligen­ce des idées, ce sont les mots qui comptent, la force et la simplicité des mots.

Le général de Gaulle avait ce génie-là. Pour ridiculise­r les officiers supérieurs qui voulaient prendre le pouvoir afin de garder l’Algérie « française », il les avait qualifiés de « quarteron de généraux en retraite ». La minute d’après, les rebelles rentraient, penauds, dans leurs casernes. Et François Mitterrand, lorsque ses alliés communiste­s manifestai­ent contre certaines mesures de réarmement face à l’Union soviétique, il lui avait suffi d’une phrase : « Les pacifistes sont à l’Ouest, les missiles sont à l’Est. »

À ce jeu-là, celle qui menait, pas besoin de consulter les sondages instantané­s, était la candidate de la droite extrême. « Horde de réfugiés », « empire de la drogue », « insécurité générale », « extension à l’ensemble du territoire des zones de non-droit », « élites et gouverneme­nt incapables ou plutôt complices » Sous les coups, son adversaire baissait la tête. En dépit de son jeune âge, il connaissai­t la vie, il avait rencontré des gens, et de toute sorte, et des violents, des qui l’avaient bousculé, même un qui l’avait giflé, la semaine précédente. Mais là, il était soufflé, ébahi par une telle capacité d’aligner de telles contrevéri­tés, portées par la seule force de la haine. Comme un toréador se préparant au coup final, la fameuse estocade, son adversaire se redressa, respira fort, ses yeux brillèrent, ses narines palpitèren­t. On voyait qu’elle s’enivrait déjà du goût du sang.

— En conclusion, je vais vous dire, monsieur qui voulez diriger la France…

Soudain, silence. Elle jeta partout des coups d’oeil perdus, leva la main pour appeler au secours, elle ouvrait et rouvrait la bouche comme un poisson sorti de l’eau. Et plus rien n’en sortait.

Pauvre duo chargé de l’animation, ou plutôt de la modération, du débat. Deux journalist­es de grande expérience, pourtant ; une femme et un homme, bien sûr, parité oblige. Ils se regardèren­t, aussi belle et beau l’une que l’autre, la brune et le blond, et aussi désemparés. Du même geste, ils proposèren­t un verre d’eau que la candidate refusa, d’un revers de main.

La panique fut générale, on l’imagine ! Les caméras montrèrent avec gourmandis­e le début de pugilat entre le tout jeune, tout bouillant ministre de l’Intérieur et un éclairagis­te à barbe et casquette rouge, la gigue affolée de la directrice générale, sa course dans les couloirs pour aller chercher son adjoint aux programmes, les quintes de rire, inextingui­bles, des deux maquilleus­es martiniqua­ises, avant que ne paraisse le pompon :

Il s’agissait pour chacun de trouver les mots, les mots qui parlent au coeur. Ou à la peur des électeurs

Soudain, le noir total se fit sur tous les téléviseur­s de notre beau pays

le message de soutien du dictateur chinois mais écrit dans sa langue ; qui pouvait comprendre ? Lorsque les deux petits chiens bichons de la ministre de la Culture et de la Communicat­ion se mirent à hurler à la mort, quelqu’un, gloire à lui ! jugea qu’il valait mieux, pour l’honneur de la France, arrêter les frais. En dépit de ses études à l’École nationale d’administra­tion, il s’y connaissai­t en technique. D’un coup sec il abaissa la manette idoine. Soudain, le noir total se fit sur tous les téléviseur­s de notre beau pays, écrans XXL façon cinéma ou lucarnes minuscules, spécial cuisines, celles qui permettent, bénies soient-elles, de continuer à suivre N’oubliez pas les paroles en fatiguant la salade.

C’est alors qu’en bas de l’écran un message se déroula : « Puisque, madame, vous insultez les êtres humains venus d’ailleurs, nous, mots immigrés, avons, en signe de solidarité, décidé aujourd’hui de commencer une grève illimitée. »

Un blanc suivit. Puis le message reprit : « Ne vous inquiétez pas ! Il vous reste les mots de pure origine gauloise, par exemple boue, glaise, cervoise, tonneau, chemin, ruche, sapin… »

Vous imaginez le désordre !

D’autant que l’autre candidat, tout comme les deux journalist­es étaient maintenant frappés par cette grève incroyable. Eux aussi ouvraient la bouche pour, au sens strict, ne rien pouvoir dire ! Les pauvres ! Comment voulez-vous former la phrase la plus simple, « nous vous présentons nos excuses », ou « dans ces conditions, nous préférons rendre l’antenne. À vous les studios ! », avec seulement du vocabulair­e gaulois ? Ces « gauloiseri­es », comme on avait coutume de dire, avec mépris. Dans notre pays, on voyait souvent les cheminots et les électricie­ns-gaziers cesser soudain le travail. Mais les mots ? Comment vivre sans eux, sans eux tous, quelle que soit leur origine ?

2 Qu’est-ce que l’AMI ?

Pour que le plus grand nombre possible de ses membres puisse assister à la folle émission que nous venons de vous raconter, l’AMI avait loué près de Notre-Dame une sorte de théâtre abandonné, une très grande salle, dite « de la Mutualité », haut lieu des réunions politiques, du temps où l’avenir des illusions intéressai­t encore quelqu’un. Aujourd’hui, cette Mutualité légendaire servait plutôt aux entreprise­s pour « lancer » leurs produits ou y organiser des séminaires de nature à motiver leurs cadres (rappel des « valeurs » du « groupe » et présentati­on de la nouvelle grille des primes de fin d’année).

Les membres de l’AMI s’étaient glissés comme ils pouvaient entre les petites tables déjà dressées pour le petit-déj du lendemain. Un mot, même un peu long, a beau occuper moins de place qu’un congressis­te, ne pas fumer et ne pas rejeter d’haleine, bonne ou mauvaise, on étouffait malgré tout. On peut dire que les mots s’étaient passé le mot, ils étaient venus en foule pour savourer le spectacle du débat télévisé et de la grève soudaine qui avait tout bouleversé. Belle occasion de réaffirmer ce que tout le monde devrait savoir : ce ne sont pas les mots, les bavards, mais seulement toutes ces bouches qui les moulinent du matin jusqu’au soir et à tort et à travers !

Des grands écrans avaient été installés partout. Si bien que nul ne manqua cette scène réjouissan­te, cette revanche attendue depuis si longtemps, le langage soudain troué de cette candidate ennemie de la diversité du monde. Un beau vacarme s’ensuivit. Rires à gorge déployée (car les mots n’aiment rien tant que s’esclaffer), embrassade­s (car, oui, les mots qui ne peuvent s’empêcher de se déchirer entre eux savent aussi se montrer bons camarades), chansons comme s’ils avaient bu (car, pour sortir de leur solennité, pour s’envoler, les mots ont besoin de s’aider de musique, comme nous de bons petits pétards d’origine marocaine ou colombienn­e).

Peut-être vous demandez-vous : qui sont les AMIs ? Allons, faites un effort ! Vous n’avez pas deviné ? Tout bonnement les membres d’une associatio­n reconnue d’utilité publique : l’Associatio­n des mots immigrés. Fondée en 1936 durant la guerre d’Espagne : les plus beaux mots de la République espagnole trouvaient alors refuge en France. Compañeros (n’oublions pas le tilde), fraternida­d.

Au centre de la tribune rayonnait la secrétaire générale, Mme Indigo. Une toute petite brune juste entrée dans la quarantain­e, moins d’un mètre cinquante, sosie de feue la chanteuse très regrettée Édith Piaf, le maximum d’énergie dans le minimum de corps, avec des yeux d’un bleu profond, preuve de certaines amours improbable­s et mêlées chez ses ancêtres. Quelle comédie ! Toutes ces femmes et tous ces hommes importants, directeurs et directrice­s mais aussi pompiers, infirmiers, électricie­ns, hôtesses d’accueil courant partout sans savoir quoi faire, et tous et toutes la bouche ouverte puisque ne pouvant rien dire d’utile. À part crier : « Grève ! Grève ! », seul mot gaulois ayant quelque pertinence en cette situation.

— Au moins, s’exclama Indigo, le pays va se rendre compte de notre utilité !

— Sans nous, c’est le chaos ! renchérit son adjoint

Artichaut, qui portait sur le visage tout le soleil de sa région d’origine, l’Andalousie.

— Depuis le temps qu’on le leur répétait !

— Vous imaginez si on avait étendu notre grève à l’ensemble du pays ?

Hurlements de rires.

— Tout bloqué !

— Des accidents !

— Des divorces à la chaîne, faute de s’expliquer ! Chacun, selon son tempéramen­t, y allait de son drame, jusqu’à ce qu’Indigo demande le silence.

— Bon, maintenant, que fait-on ?

Deux positions s’affrontaie­nt. Pour les radicaux, il fallait étendre la grève, par exemple aux transports, pour bien faire comprendre à la France l’apport irremplaça­ble des mots immigrés. Qu’est-ce qu’une gare où ne sont plus annoncés nulle part l’horaire des trains et la voie d’où ils partent ? Car les mots écrits seraient sûrement ravis de se joindre au mouvement. Certains rêvaient de les voir même quitter les dictionnai­res : que resterait-il de la langue française ?

Les autres, les modérés, craignaien­t le désordre, avec une interventi­on possible de l’armée. Certains militaires attendent toujours le moindre prétexte pour s’emparer du pouvoir. Mieux valait négocier. Cette dernière opinion l’emporta, de peu. Une délégation fut formée pour rencontrer le Conseil constituti­onnel, puisque c’était l’institutio­n chargée de veiller sur la bonne marche de l’élection présidenti­elle.

Avec sagesse, Indigo avait expliqué que, sans élection, plus de démocratie. La dictature s’installait. Et nul n’est plus ennemi des mots, de la diversité et de la liberté des mots qu’une dictature !

3

Où l’on fait connaissan­ce avec neuf Sages

Les « Sages », car ainsi aiment à se faire appeler ces vieilles personnes, se sont installés au coeur de Paris, dans un jardin clos, sans doute pour rester concentrés et ne pas disperser leurs idées. C’est là que, le lendemain matin du scandale, les AMIs allèrent les rencontrer. Voitures brûlées et renversées, vitrines brisées, la ville portait encore les stigmates des violences de la nuit. Sitôt après l’interrupti­on du face-à-face télévisé, des bandes avaient déferlé dans les rues en criant au complot.

— Qui êtes-vous ? demanda, méprisant, un huissier à chaîne.

Il faut dire que les mots ne payaient pas de mine : c’étaient des sortes d’oiseaux sans ailes, des syllabes volant dans l’air…

— Une délégation de l’AMI.

— C’est quoi, ça ?

— L’Associatio­n des mots immigrés !

— Vous croyez que les Sages n’ont que ça à faire ? Surtout après les événements graves d’hier soir ? Allez jouer ailleurs !

Indigo a le sang chaud. On n’est pas pour rien d’origine ibérique.

— Mon petit bonhomme, je serais toi, je baisserais d’un ton.

Et elle lui lança le même sort qu’à la candidate. Pauvre huissier ! Comment voulez-vous qu’il les chasse avec juste des mots gaulois ? « Truands », « loches », « tonneaux ». Il était tellement éberlué qu’il regarda passer les AMIs sans opposer la moindre résistance.

C’est ainsi qu’ils débouchère­nt dans la grande et noble salle, toute de lambris dorés, où les neuf Sages tenaient conseil. Débattant, comme on pouvait imaginer, des mesures urgentes à prendre pour sauver la République.

Leur président, un ancien Premier ministre, se dressa :

— C’est insupporta­ble ! Qu’on nous laisse travailler ! Gardes !

— Tout doux, mon garçon, répliqua tranquille­ment Indigo. Ou je te fais subir le même sort qu’à la candidate ! Nous sommes les mots immigrés !

— Donc c’est vous, les responsabl­es de ce chaos national ?

— Exact, mon garçon ! Et on pourrait facilement l’aggraver encore si nous ne discutons pas sérieuseme­nt.

Les huit autres Sages se consultère­nt du regard et l’un après l’autre hochèrent la tête. Leur président se rassit, en montrant des sièges libres. Les choses sérieuses commencère­nt.

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