En finir avec l’idée de Dieu ?
Dans un premier essai, le philosophe montre comment, après avoir été tentée par elle, la Chine a évité l’idée d’un Dieu créateur. Dans un second, il forge une alternative à ces deux conceptions du monde.
Quand les Jésuites entreprirent au xviie siècle d’évangéliser la Chine, ils cherchèrent dans le mode de pensée chinois un « appui » à l’introduction de notre idée d’un Dieu transcendant créateur du monde. Et ils crurent l’avoir trouvé dans la notion de « Ciel » [Tian]. Mais ils durent déchanter : malgré une similitude de surface, le Ciel chinois n’a rien à voir avec notre Dieu.
Dans Moïse ou la Chine, le sinologue et philosophe François Jullien confronte avec maestria les deux. Car si le Ciel chinois dérive de la conception d’un
« Seigneur d’en haut » en vigueur jusqu’à la fin du deuxième millénaire avant notre ère, il s’en est peu à peu dissocié. Lui ne domine pas les choses qu’il n’a pas créées ; il en exprime seulement la raison
« immanente » : il traduit le flux régulé du monde, pris entre des tensions opposées (yin/yang), qui, par leur remplacement incessant, installent une harmonie d’ensemble. Et cet « écart » a fait naître en tout domaine des conceptions très étrangères aux nôtres. La « morale » chinoise ne part pas ainsi de l’idée d’un individu séparé des autres. Elle est d’emblée « socialisée ». En politique, le Prince n’est pas, comme chez nous, ce démiurge, régulièrement associé à la figure de Dieu, qui modèle les choses : il est – du moins au niveau des intentions – celui qui, comme l’a dit Confucius, fait respecter, car lui-même s’y conforme, le cours « naturel » du monde. Et, dans un très beau chapitre, Jullien montre tout ce que ces conceptions ont pu trouver, dans la conduite de la vie, de répondant dans la doctrine du Dao, de la « Voie », laquelle opère sans coup de force, voire sans jamais être formulée – là où nous, Occidentaux, avons privilégié l’« existence » (« ek-sistence », écrivait Heidegger, avec le préfixe grec έκ, « hors de »), soit la sortie dramatique et exaltante de la vie courante.
Privilégier, dans ces conditions, une voie plutôt qu’une autre, n’a aucun sens. Jullien milite depuis toujours pour un enrichissement mutuel, par « percussion » entre elles, des cultures. Car si la « morale » chinoise paraît moins agressive que la nôtre, elle rogne en même temps ce que nous appelons notre « liberté ». Et si l’idée de « Ciel » est plus concrète, celle d’un Dieu créateur pourrait expliquer le formidable développement de notre « Science ». Car si le monde a été créé par Dieu, il est « préordonné », structuré par une « Vérité » supérieure, et on peut découvrir en lui des lois objectives…
ACCÉDER À UNE « VRAIE VIE »
Son second essai tente, à partir de là, d’élaborer un concept qui réponde aux apories des visions européenne et chinoise : « l’incommensurable », soit tout ce qui, émanant de l’homme, excède le langage, l’échange économique et les conventions sociales et se voit « rabattu » à la commune mesure par eux, nous empêchant d’accéder à une « vraie vie » en phase avec nos désirs les plus profonds : la jouissance, l’intime, la mort, etc.
Cette réflexion déroute par son abstraction. Elle n’évite pas une certaine circularité et repose sur des bases in fine très occidentales. Mais il faut rendre gré à François Jullien d’ouvrir ainsi une alternative entre notre idée de Dieu et son absence en Chine : de proposer un véritable chemin « interculturel » de pensée.