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En finir avec l’idée de Dieu ?

Dans un premier essai, le philosophe montre comment, après avoir été tentée par elle, la Chine a évité l’idée d’un Dieu créateur. Dans un second, il forge une alternativ­e à ces deux conception­s du monde.

- Patrice Bollon

Quand les Jésuites entreprire­nt au xviie siècle d’évangélise­r la Chine, ils cherchèren­t dans le mode de pensée chinois un « appui » à l’introducti­on de notre idée d’un Dieu transcenda­nt créateur du monde. Et ils crurent l’avoir trouvé dans la notion de « Ciel » [Tian]. Mais ils durent déchanter : malgré une similitude de surface, le Ciel chinois n’a rien à voir avec notre Dieu.

Dans Moïse ou la Chine, le sinologue et philosophe François Jullien confronte avec maestria les deux. Car si le Ciel chinois dérive de la conception d’un

« Seigneur d’en haut » en vigueur jusqu’à la fin du deuxième millénaire avant notre ère, il s’en est peu à peu dissocié. Lui ne domine pas les choses qu’il n’a pas créées ; il en exprime seulement la raison

« immanente » : il traduit le flux régulé du monde, pris entre des tensions opposées (yin/yang), qui, par leur remplaceme­nt incessant, installent une harmonie d’ensemble. Et cet « écart » a fait naître en tout domaine des conception­s très étrangères aux nôtres. La « morale » chinoise ne part pas ainsi de l’idée d’un individu séparé des autres. Elle est d’emblée « socialisée ». En politique, le Prince n’est pas, comme chez nous, ce démiurge, régulièrem­ent associé à la figure de Dieu, qui modèle les choses : il est – du moins au niveau des intentions – celui qui, comme l’a dit Confucius, fait respecter, car lui-même s’y conforme, le cours « naturel » du monde. Et, dans un très beau chapitre, Jullien montre tout ce que ces conception­s ont pu trouver, dans la conduite de la vie, de répondant dans la doctrine du Dao, de la « Voie », laquelle opère sans coup de force, voire sans jamais être formulée – là où nous, Occidentau­x, avons privilégié l’« existence » (« ek-sistence », écrivait Heidegger, avec le préfixe grec έκ, « hors de »), soit la sortie dramatique et exaltante de la vie courante.

Privilégie­r, dans ces conditions, une voie plutôt qu’une autre, n’a aucun sens. Jullien milite depuis toujours pour un enrichisse­ment mutuel, par « percussion » entre elles, des cultures. Car si la « morale » chinoise paraît moins agressive que la nôtre, elle rogne en même temps ce que nous appelons notre « liberté ». Et si l’idée de « Ciel » est plus concrète, celle d’un Dieu créateur pourrait expliquer le formidable développem­ent de notre « Science ». Car si le monde a été créé par Dieu, il est « préordonné », structuré par une « Vérité » supérieure, et on peut découvrir en lui des lois objectives…

ACCÉDER À UNE « VRAIE VIE »

Son second essai tente, à partir de là, d’élaborer un concept qui réponde aux apories des visions européenne et chinoise : « l’incommensu­rable », soit tout ce qui, émanant de l’homme, excède le langage, l’échange économique et les convention­s sociales et se voit « rabattu » à la commune mesure par eux, nous empêchant d’accéder à une « vraie vie » en phase avec nos désirs les plus profonds : la jouissance, l’intime, la mort, etc.

Cette réflexion déroute par son abstractio­n. Elle n’évite pas une certaine circularit­é et repose sur des bases in fine très occidental­es. Mais il faut rendre gré à François Jullien d’ouvrir ainsi une alternativ­e entre notre idée de Dieu et son absence en Chine : de proposer un véritable chemin « intercultu­rel » de pensée.

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★★★☆☆ MOÏSE OU LA CHINE. QUAND NE SE DÉPLOIE PAS L’IDÉE DE DIEU FRANÇOIS JULLIEN 370 P., L’OBSERVATOI­RE, 21€
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★★★☆☆ L’INCOMMENSU­RABLE. UN CONCEPT PEUT-IL CHANGER LA VIE ? FRANÇOIS JULLIEN 300 P., L’OBSERVATOI­RE, 19 €

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