REFAIRE LA DIFFÉRENCE
Après La Dignité ou la mort, le jeune philosophe franco-américain, professeur à l’université de Philadelphie, publie Noirceur, dans lequel il développe le concept d’« afro-pessimisme ».
La « question raciale » divise de nouveau le monde, notamment l’Amérique du Nord et la France. Les deux camps sont bien connus : d’un côté, ceux qui croient parvenir à renverser les rapports de domination en censurant les arts et les lettres ; de l’autre, ceux qui imaginent qu’une déferlante d’agités alimenterait un dangereux militantisme jusque dans les universités. Pour creuser plus profond que cet affrontement binaire, rien de tel que la « tentative d’histoire immédiate des idées » que propose Norman Ajari. Formé à Toulouse, ce philosophe connaît bien les différences entre la France, les États-Unis et les Caraïbes. Après un essai où il a renouvelé l’éthique (La Dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, La Découverte), son nouvel opus dégage des perspectives où quelques préjugés sont patiemment anéantis. Prenant pour références principales deux auteurs américains – Frank Wilderson et Jared Sexton –, Ajari explore ce qu’il nomme « l’afro-pessimisme ».
Cette doctrine propose d’interpréter la vie des Noirs d’aujourd’hui selon le « paradigme de l’esclave », qui repose sur trois éléments : être exposé à des actes de violence gratuite, vivre sans pouvoir influer sur le devenir historique de la société (ce qu’il appelle la mort sociale), et être considéré comme un individu absolument interchangeable avec un autre. Devant ce triste constat, beaucoup voudront blâmer le capitalisme, mais Ajari est plus précis. D’abord, il soutient que le rejet des Noirs dans une « noirceur » synonyme d’abjection n’est pas politique, ni systémique, car elle est inscrite à un niveau où l’expérience même de vivre se conçoit par différence. En effet, la noirceur est une différence, et si cette différence est historiquement construite, cela ne signifie pas qu’il suffise d’en prendre conscience pour l’effacer. Au contraire, si prendre conscience a un sens, c’est plutôt pour souligner la différence et apprendre à l’affirmer.
UNE ALTÉRITÉ ANCRÉE DANS LA CHAIR
Ensuite, cet ancrage de la différence dans la chair humaine (laquelle engage toute une organisation libidinale de fantasmes, mais aussi toute une grammaire de la violence) impose de renoncer à deux tendances que nous pensons constitutives des sociétés démocratiques : un lointain idéal de réconciliation universelle autour de l’unité de la nature humaine, et une croyance plus locale en un progrès continu des droits. L’afro-pessimisme rejette « le grand récit de l’émancipation noire » du fait que « l’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est devenue l’espoir de l’opprimé ».
Sur ces fondements, où va-t-on ? L’afro-pessimisme n’est nullement un appel à l’insurrection ou à la purification morale ; il invite simplement à renoncer à une forme morbide d’optimisme, où l’on s’obstine à prendre pour objectif l’homogénéisation de tous. Sous la plume d’Ajari, le radicalisme noir s’affirme ainsi « comme une tradition spécifique, répondant aux enjeux de populations particulières, et qui a développé ses propres valeurs et sa propre vision ». Son existence participe d’un véritable pluralisme des usages de la raison, des normes éthiques, des idéaux sociaux à partir desquels nous évaluons la réalité. Vous me direz : quel usage peut-on en faire si l’on est blanc ? Eh bien ! Le lire. Lui faire de la place, en être le témoin, l’interlocuteur, l’autre.