« DES PROGRÈS ONT ÉTÉ FAITS DANS LE CONTRÔLE DES MONSTRES»
Après le succès de La Civilisation du poisson rouge, qui analysait notre rapport aux plateformes numériques et aux écrans, le journaliste et président d’Arte poursuit sa réflexion dans le très bienvenu Tempête dans le bocal.
Que s’est-il passé dans « notre bocal » depuis 2019 ?
Bruno Patino. Beaucoup de choses ! Avant tout, un immense paradoxe : bien sûr, notre rapport aux écrans s’est intensifié à cause de la Covid et du confinement ; mais, en même temps, notre rapport aux grandes plateformes s’est transformé. Il a perdu une grande part de son innocence. Nous sommes beaucoup plus lucides qu’avant sur les effets de l’économie de l’attention. C’est la tempête dans le bocal, mais nous sommes en train de trouver les solutions pour en sortir. C’est cela que je veux raconter.
Est-ce la suite des aventures du poisson rouge ?
B.P. : J’aurais pu appeler ce livre « Le poisson rouge contre-attaque » [rires] ! Le succès du Poisson rouge m’a submergé. Je me suis rendu compte que le livre correspondait à un ressenti général encore non exprimé. J’ai pu mesurer son écho par les demandes d’interventions, de projets dans les écoles. Un groupe de rap s’en est servi pour un album [Burrhus du groupe Cabadzi] ! L’image du poisson a commencé à exister par elle-même. Le livre racontait comment l’économie de l’attention des grandes plateformes a provoqué, pour nous, une relation de dépendance aux écrans et, pour les sociétés, une polarisation croissante. Il expliquait comment cette économie se structurait et quels instruments elle utilisait, pour s’achever par un tout petit chapitre sur les solutions. J’ai reçu beaucoup de courrier et je me suis mis à écrire sur ce qui arrivait ensuite : la tempête ne s’est pas calmée, au contraire – le Capitole ! les antivax… – mais l’« après » a commencé. Tempête dans le
bocal est un livre optimiste : nous sommes moins crédules, et des solutions commencent à émerger.
Vous expliquez que Facebook n’est pas le mal absolu, mais apparaît presque dépassé, obligé de mettre des « freins
bricolés », d’employer des hommes pour amoindrir les biais des machines créées par des hommes…
B.P. : On voit bien que les grandes plateformes essaient de construire des freins à leur moteur tout en continuant à développer le moteur ! Les géants du numérique essayent de réfléchir à leur outil de gouvernance tout en ne lui permettant pas de remettre en cause le modèle économique à l’origine de leur souci. Nous ne sommes pas dans une lutte du bien contre le mal, mais dans un paradoxe métaphorique. Mark Zuckerberg et Facebook incarnent aujourd’hui toutes les complexités de ce que j’essaie de décrire : cet homme seul et sa garde rapprochée qui – par l’outil qu’ils ont créé – encadrent la conversation moderne. Il édicte les règles conversationnelles de trois milliards d’individus ! Le film qui lui était consacré [The
Social Network] était très « américain », axé sur la réussite idividuelle. On ne ferait pas le même film aujourd’hui car ce qu’il incarne le dépasse. Le livre essaie de montrer à la fois ce qu’a été notre vie via les écrans à 100 % du temps et ce qui est en train de se passer dans cette mise à distance relative pour essayer de maîtriser le phénomène.
C’est un marché ou un espace public ?
B.P. : Plus qu’un espace public, c’est devenu notre espace principal régi par le marché. L’idée de se dire que les plateformes font ce qu’elles veulent, car vous n’êtes pas obligés d’y aller, ne peut pas s’appliquer dès lors que l’on parle de milliards d’individus. En réalité, leur responsabilité sur nos vies du point de vue de l’équilibre personnel et de la vie collective est réelle.
Que faire face à ce que nous ne maîtrisons pas : les algorithmes ?
B.P. : Un peu comme les géants de l’alimentaire, les plateformes doivent être
responsables de l’effet que provoque sur nous ce qu’elles nous proposent. Cette idée avance. La première brique est de comprendre et d’auditer les incidences de leurs algorithmes. Nous avons tous en tête des anecdotes de dépression, de modification de l’attention liées aux écrans pour l’individuel ou de polarisation pour le collectif. Il faut pouvoir évaluer scientifiquement ce qui se passe, c’est-à-dire expliquer les algorithmes et mesurer leur portée. Pensez à ce que dit Frances Haugen ! Facebook dispose de résultats d’études qui ne sont pas rendus publics. L’entreprise empêche les acteurs tiers – universitaires, etc. – de travailler en ne donnant pas accès aux données, mais elle mène à bien dans le même temps des études qu’elle ne rend pas publiques ! Les grandes sociétés ont toujours essayé de faire en sorte que ces études n’attaquent jamais leur modèle économique. C’est le coeur du problème : comme les algorithmes sont structurés en vue de rendre très efficace économiquement leur vente de publicités ciblées, elles freinent à l’idée qu’on puisse leur demander de modifier ou de modérer l’effet de ces derniers. Mais paradoxalement, je suis beaucoup plus optimiste que quand j’ai écrit le Poisson. Après une première étape, celle de l’adhésion à l’utopie numérique, et une deuxième consistant en sa critique, nous sommes parvenus à la troisième : la construction de solutions à l’aide du triptyque réparer-contrôler-construire une alternative. Pour ce qui est de la réparation des machines et la modération, nous avons progressé. Dans le contrôle par la responsabilité algorithmique, les choses avancent tout comme dans la construction d’alternatives. Aucune plateforme aujourd’hui ne dit dans son discours public qu’elle n’a pas à être responsable de quoi que ce soit ! Des progrès ont été réalisés quant à cette idée de contrôler les monstres, et les plateformes ont elles aussi commencé à mener des actions [comme Facebook avec son Oversight Board]. Même notre rapport individuel aux écrans évolue !
Y a-t-il un risque de fracture sociale entre une civilisation de la « gamisation » d’un côté et ceux qui auront le luxe de faire des cures de désintox numérique ?
B.P. : L’univers connecté qui est le nôtre est une alliance entre le calcul et le jeu : c’est le monde du calcul universel et du jeu permanent. Dès 1993, Jim Clark, le fondateur de Netscape, avait prédit que l’univers allait se « gamifier ». Sa prophétie était juste. Après, on peut avoir une vision dystopique de ces deux éléments – le calcul et le jeu. On les retrouve chez Spielberg avec Ready Player One et Minority Report, deux adaptations de livres cultes. On peut se dire que l’on s’oriente vers Ready Player
One avec le métaverse. L’Internet en 2D a capté notre temps, si le métaverse capte notre espace, nous serons absorbés : c’est la fin de l’humanité ! Il faut enseigner et connaître cette dystopie, mais je pense que la façon dont on a réagi à la domination des plateformes ante-métaverse fait espérer qu’on ne se lancera pas dedans avec les mêmes ingénuité et naïveté. D’ailleurs, l’annonce faite par Zuckerberg de son investissement dans le métaverse a été reçue avec distance, attentisme.
Les personnages de cette Big Tech sont assez fascinants…
B.P. : Ce sont des histoires humaines !
Mais Zuckerberg a l’air d’un robot !
B.P. : Mark Zuckerberg a l’air tout-puissant, mais ce pouvoir le transforme même dans son physique. C’est très étonnant ! Jack Dorsey (ex-patron de Twitter) a connu une évolution physique incroyable. Au début du numérique, tout le monde se croisait. Aujourd’hui, il y a des univers différents et ce n’est pas étonnant si certains vont dans l’espace : la Terre ne leur suffit plus. Chez Google, on planche sur le transhumanisme, d’autres travaillent sur le métaverse. Il y a un côté démiurgique qui est fascinant ! Et que j’essaie de raconter.
« Datacratie » versus « datacrature ». Qu’est-ce qui fait basculer dans l’un ou l’autre ?
B.P. : Oui, je me suis permis de créer ces deux néologismes ! Il nous faut comprendre ce à quoi nous faisons face ! Dans son livre [L’Âge du capitalisme de surveillance], Shoshana Zuboff va au bout de la logique du capitalisme de l’attention en y ajoutant une structure intellectuelle inspirée du marxisme. C’est un livre majeur, mais je ne crois pas au déterminisme technologique qui le sous-tend. Il n’y a pas qu’une seule voie possible dans l’alliance du calcul et du jeu. À la fin ne se trouve pas forcément le capitalisme numérique chinois. À travers les législations en cours, le contrôle des plateformes et des data, le champ politique commence à s’intéresser fortement à ces outils-là. Le débat politique, les citoyens doivent faire en sorte que la traçabilité ne devienne pas surveillance.
« Qui décide qui sait » est la question fondamentale… Alors, quelle réponse y apportez-vous ?
B.P. : C’est nous qui devons décider. C’est le débat politique central.