Quand la réalité rejoint la fiction
L’écrivain turc a eu le nez creux en commençant, il y a cinq ans, cette fresque flamboyante sise sur une île imaginaire, touchée par une funeste épidémie.
Après le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe, Les Fiancés d’Alessandro Manzoni, La Mort à Venise de Thomas Mann, La Peste d’Albert Camus, Le Hussard sur le toit de Jean Giono ou Némésis de Philip Roth, le Prix Nobel 2006 Orhan Pamuk s’inscrit à son tour brillamment dans la littérature d’épidémie.
C’est une petite île imaginaire de la Méditerranée orientale, quelque part entre Rhodes et Smyrne, qui saisit le voyageur par sa beauté. Depuis toujours, les communautés orthodoxes, musulmanes et catholiques de Mingher vivent en paix entre leurs couvents de derviches, leurs églises et bazars parfumés. Un jour de 1901, pourtant, surgit la peste. Elle fait bientôt voler en éclats la belle et fragile harmonie. Le sultan
Abdülhamid II, maître de la Sublime Porte et de son empire, a dépêché sa nièce Pakizê avec une délégation afin de remédier aux problèmes sanitaires des musulmans de Chine. Mais en route, la peste empêche l’Aziziye de repartir après son escale à Mingher, et contraint la jeune sultane et son tout nouvel époux, le docteur Nuri Bey, éminent spécialiste des épidémies, à rester sur l’île. Amateur des aventures de Sherlock Holmes et de science moderne, le tyran exige alors du médecin qu’il résolve le meurtre de son prédécesseur, le docteur Bonkowski, assassiné quelques jours plus tôt dans l’île, et qu’il sauve Mingher du fléau. Le protocole sanitaire instauré prend vite un tour politique. L’épidémie, vécue diversement par les différentes communautés, devient le théâtre de confrontations, les tenants de l’hygiénisme à l’occidentale s’opposant à ceux d’un fatalisme spirituel rétif à toute mesure. Lorsque la quarantaine sépare les familles, que les Minghériens ne peuvent plus enterrer leurs morts, quand le crime fait florès sur la douleur et le dénuement, les insulaires perdent la raison et le sens commun. Prières, dénonciations, amours clandestines, trafics, spoliations, opportunisme, courage et bassesse, tous les ingrédients du chaos s’entremêlent alors.
INCROYABLE COÏNCIDENCE
Le gouverneur de l’île liquidé, le major Kâmil le remplace et se transforme en héros national, promulguant l’indépendance, coupant les ponts avec l’Empire ottoman, sur fond de blocus des puissances occidentales. Succombant à son tour, il laisse la place à des gouvernements successifs, dont l’autoritarisme n’a rien à envier à celui d’Istanbul. Durant tout ce temps, la jeune sultane, figure de l’écrivain, rédige des lettres à sa soeur, l’informant en détail de la terrifiante situation, décrivant à merveille le délitement d’une société, où chacun se prend à rêver d’une conversation entre amis dans un café, perspective désormais impossible.
Le colossal travail d’écriture d’Orhan Pamuk, commencé il y a cinq ans, s’est trouvé soudain interrompu par l’irruption de la pandémie de Covid. Saisi par l’incroyable coïncidence, l’auteur a repris l’écriture, trouvant dans le réel de puissants échos à son roman. À la fois fresque onirique, historique et réflexion teintée d’humour sur le pouvoir et la liberté, Les Nuits de la peste nous parle de nous. Pamuk est un magicien. Nous n’oublierons pas de sitôt ses orphelins volant des fruits dans des jardins désertés, les mourants transformés en monstres, l’odeur des cadavres. Ni les histoires d’amour, comme celle du gouverneur et de Marika qui, telle Shéhérazade, lui égrène chaque soir les mille rumeurs insensées nées de la catastrophe. Une fresque éblouissante et déchirante.