Un sage hors des modes
Né en 1922 en Corrèze, le penseur fêtera ses 100 ans au mois de mars. Considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de la philosophie grecque, il reste une figure à part dans le paysage intellectuel français.
Àrebours des stars médiatiques, Marcel Conche offre l’image d’un esprit bien fait qui, s’étant toute sa vie gardé des projecteurs, n’est pas tombé amoureux de lui-même. Grâce à cette rare qualité, il est devenu avec les ans un philosophe humble, discret et sage. Aujourd’hui centenaire comme Edgar Morin, il laisse ses livres rassemblés en recueil raconter pour lui, à l’adresse des plus jeunes, la posture intellectuelle passionnante et risquée dans laquelle il s’est retrouvé, comme de nombreux universitaires de sa génération. Elle tient en deux mots : compétence et stupeur. En effet, sa formation en histoire de la philosophie antique et son poste de professeur de métaphysique à la Sorbonne lui ont permis de développer un art du commentaire, de l’édition et de la traduction qui ont fait de lui l’un des grands passeurs du matérialisme gréco-romain. Ses traductions d’Héraclite et ses commentaires d’Épicure et de Lucrèce méritent l’attention, parce qu’ils en éclairent des aspects difficiles (notamment la physique des atomes) en équilibrant avec adresse la légèreté du ton et la profondeur du propos.
L’ÉLABORATION D’UNE PENSÉE PERSONNELLE
Mais dans le même temps, l’expérience charriait son lot de stupeurs : comment ce genre d’étude pouvait-il éclairer un monde traversé successivement par la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide, le bouleversement des moeurs (Mai-68), la décolonisation, l’émergence du néo-capitalisme et la mondialisation numérique ? Comment le rationalisme universitaire, frotté de sagesse antique, pouvait-il affronter les mutations contemporaines et proposer quelque chose d’assez puissant pour se faire entendre ? Cette interrogation, cette inquiétude traversent l’oeuvre de Marcel Conche. Pendant qu’Edgar Morin étudiait aux États-Unis les théories de la complexité qu’il allait importer en France, Marcel Conche se jeta dans l’élaboration d’une pensée personnelle sur le monde sans rien emprunter ni au marxisme, ni au structuralisme, ni à aucun mouvement alors à la mode.
Pourtant, ce penseur pas si solitaire appartient bel et bien à une tradition qui jetait avec lui ses dernières lueurs : celle des philosophes qui défendirent et illustrèrent la valeur de leur discipline, notamment contre des formes de savoirs nouvelles qu’ils ressentaient comme des menaces : la psychanalyse, les sciences sociales, les neurosciences, etc. Sa pensée est le produit d’une rationalité profondément confiante en ses propres capacités : elle se déploie en une philosophie du bon sens qui fait souvent songer aux « propos » d’Alain, et qui peut servir aujourd’hui pour revenir aux choses simples : réapprendre le sens du dialogue et le poids de l’argument. Si Marcel Conche n’est pas un grand théoricien, il se présente plutôt comme un interlocuteur de bonne compagnie. La nature ? Infinie et incréée, elle signale selon lui l’ancrage de la réalité dans un « absolu » où aucun dieu ne peut avoir sa place. Le temps ? À l’intérieur du « Temps immense de la nature », il décrit habilement comment chacun définit sa propre « temporalisation ». La morale ? Il lui demande de fonder des valeurs universelles, celles qui définissent « la civilisation ». Dans ces pages que ni les bouleversements de la physique contemporaine ni ceux de l’anthropologie, de la complexité ou du chaos ne semblent avoir effleurées, on trouvera des raisonnements qui nous apprennent à lire et à penser avec générosité, et qui nous rappellent que les philosophes ne doivent pas tant se mettre en quête d’un maître qu’à la recherche de soi-même.