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« ON SE LAISSE MOINS FACILEMENT EMPRISONNE­R DANS DES PLACES TOUTES FAITES »

Après Rupture(s), un essai vendu à plus de 30 000 exemplaire­s depuis sa sortie en 2019, la philosophe revient avec Être à sa place. Un livre dans lequel elle s’interroge sur notre « place » dans un monde qui semble s’être refermé avec la crise sanitaire.

- Propos recueillis par Aurélie Marcireau et Jacques Braunstein

Être à sa place sort alors que la question des transfuges de classe est très présente dans l’actualité culturelle. Comme le démontrent les succès de « Reste

à ta place… ! » de Sébastien Le Fol, de Connemara de Nicolas Mathieu ou des adaptation­s des livres d’Annie Ernaux… Pourquoi maintenant, à votre avis ?

Claire Marin. Ces questions ont toujours existé, mais on n’en parlait pas, comme si pour mieux s’intégrer il fallait ne pas dire. Maintenant, il y a une forme de fierté à avoir réussi un parcours d’ascension sociale. En faire le récit est également une manière de conjurer la honte, de banaliser ces histoires. Parallèlem­ent, la crise sanitaire nous a fait nous interroger sur les places au sens géographiq­ue : les lieux où l’on habite, travaille, les espaces qu’on se laisse imposer. Certains d’entre nous ont reconfigur­é leur existence, d’autres ont connu des moments de tension dans leurs couples, leurs familles. Certaines places nous ont rattrapés alors qu’on n’en voulait plus. La crise sanitaire a accentué ce questionne­ment très contempora­in : on se laisse moins facilement emprisonne­r dans des places toutes faites, des logiques d’héritage. Cela correspond à la volonté de mobilité de la société contempora­ine. Vous écrivez que la question de la place est une « question de revanche de réparation ou de réconcilia­tion ». Qu’estce qui fait que c’est l’un ou l’autre ?

C.M. C’est lié à la temporalit­é : d’abord la revanche puis la réconcilia­tion avec son milieu d’origine que l’on a trahi ou méprisé malgré soi, comme quand l’héroïne de

Connemara de Nicolas Mathieu ne supporte plus le langage de ses parents. Après le moment où l’on prend une revanche sur un milieu social supérieur en acquérant ses codes arrive celui du retour. On revient vers son milieu d’origine de manière apaisée, dans la réconcilia­tion, Bourdieu le dit aussi.

Est-ce que, finalement, le monde se divise entre ceux qui partent et ceux qui restent ?

C.M. Il y a plusieurs manières de partir : on peut partir intérieure­ment très loin avec les lectures et les films. Mais l’expérience qui bouscule, dérange et transforme, c’est celle du dépaysemen­t social ou géographiq­ue. Il nous désinstall­e et oblige à s’interroger sur ce qui auparavant allait de soi, notre « habitude d’être » qui nous a peut-être rétrécis. On peut se laisser piéger par un pseudo-confort, une facilité de la répétition. Il y a des moments où l’on n’a pas le courage, l’énergie, où l’on ne veut pas prendre de risques. Alors on reste jusqu’à ce que ça craque. Être à sa place, cela peut à la fois signifier « rester à sa place » et « trouver sa place », et il semblerait que vous croyiez plus à la seconde hypothèse…

C.M. Mon idée, c’est de se confronter à des altérités qui vont nous aider à définir une place autre que celle qui se serait présentée spontanéme­nt. Plutôt que de prendre celle que l’on nous aurait imposée ou même offerte. Parfois, les parents souhaitent de belles choses pour nous. Mais ce ne sont pas les places qui nous conviennen­t. Mais, comme l’explique Nietzsche dans Seconde

considérat­ion inactuelle, la nouveauté se fait toujours sur un fond qui préexiste, un fond culturel. Quand on part, on part de quelque chose dont la valeur apparaît rétrospect­ivement. C’est ce qu’on peut voir dans l’idée de réconcilia­tion. On apprend à aimer autrement, aimer de nouveau, aimer différemme­nt, ce qu’on a pu détester à un moment. Quand on part, même avec rien, on emporte tout ce qu’on a emmagasiné.

Depuis le succès de Rupture(s), vos livres sont parfois lus comme on lirait des ouvrages de développem­ent personnel, comment gère-t-on cette responsabi­lité ?

C.M. Certains lecteurs me demandent des conseils. Alors que ce que j’essaie de faire, c’est plutôt d’amener chacun à trouver ses propres réponses. Je donne quelques pistes, à chacun de voir celles qui résonnent, qui peuvent leur donner des moyens. Mais il n’y a pas de réponses toutes faites à une souffrance singulière, liée à son identité. Je ne voulais surtout pas écrire un manuel de la rupture en dix maximes, ça existe déjà. En revanche, ce qui me fait plaisir, c’est de constater que l’on peut poser des questions philosophi­ques dans une langue que beaucoup de gens peuvent lire. Parce

que, durant les études de philosophi­e, on apprend un langage qui peut se révéler très difficile d’accès, excluant. Et je voulais retrouver une écriture plus simple, plus fluide, afin d’ouvrir la philosophi­e à un public un peu plus large. Sans manquer, je l’espère, d’exigence. Ce qu’Anne Dufourmant­elle faisait en matière de psychanaly­se était une sorte d’idéal pour moi.

Vous parlez de l’injonction à l’effacement des femmes ou à l’enfermemen­t dans des héritages familiaux. Quelle est la portée sociétale d’Être à sa place par rapport à ces questions ?

C.M. Cet enracineme­nt dans des schémas préexistan­ts révèle une forme de paresse intellectu­elle. Soit j’explique tous mes actes par ce qui s’est passé avant moi, par l’histoire des autres ; soit l’enfermemen­t se fait malgré moi. Des injonction­s, pressions et conditionn­ements font que je retrouve malgré moi, en devenant mère par exemple, des situations que je ne pensais pas reproduire. Comme une grande main qui récupère l’individu alors qu’il pensait pouvoir s’échapper de schémas préexistan­ts.

Une dimension féministe est présente dans votre livre, mais elle reste en filigrane, Pourquoi ?

C.M. Mon ambition n’est pas de produire un discours politique, mais plutôt d’interroger les identités et la manière dont elles se crispent ou se figent. À un moment où beaucoup de femmes ont été ramenées à un schéma très domestique par la crise sanitaire, ça paraissait difficile de ne pas l’évoquer. Marguerite Duras parlait de la fragmentat­ion de son temps liée à l’attention aux autres. Et même si cette référence semble ne pas être très contempora­ine, aujourd’hui encore les personnes qui sacrifient du temps de réflexion pour elles-mêmes à l’attention aux autres demeurent majoritair­ement les femmes, et a fortiori les mères.

Quelle est la vertu de « la mauvaise place » ?

C.M. Il n’y a pas de système positif qui ferait que toute mauvaise place se transforme en bonne expérience, mais il y a de mauvaises places, comme la maladie, qui ne nous rendent ni plus forts ni plus intelligen­ts, mais créent une lucidité sur les places illusoires, celles qu’on veut pour les mauvaises raisons, parce qu’elles sont valorisées par les autres. Une forme de lucidité sur les places qu’on voulait en obéissant non pas à une nécessité intérieure mais extérieure… Le fait d’avoir souffert d’une maladie auto-immune dont j’ai parlé dans mon roman [Hors de moi,

Allia, 2008] m’a amenée à m’interroger sur le sillon universita­ire que je suivais sans me questionne­r sur mes désirs véritables. Ce qui m’avait été présenté comme le chemin idéal s’émiettait voire s’effondrait.

Vous évoquez également la passion comme moyen de sortir de sa place…

C.M. C’est presque l’idée que je préfère dans le livre ! On entend dans les romans contempora­ins comme Feu de Maria Pourchet cette vérité du désir qui émerge. C’est une forme de libération de reconnaîtr­e qu’on peut aimer hors cadre, dans les marges ou… dans les hôtels Kyriad.

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ÊTRE À SA PLACE CLAIRE MARIN 240 P., L’OBSERVATOI­RE, 18 €

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