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Le fil du rasoir

- Bruno Dewaele

Notre langue est une des plus claires qui soient. Voilà qui a longtemps fait sa force, avant que les réalités économique­s et politiques ne la contraigne­nt à cultiver son jardinet, à défaut d’un univers qui lui sembla un temps promis.

Il n’en reste pas moins vrai qu’elle oublie quelquefoi­s d’être simple, ce qui joue des tours pendables à des usagers enclins, il faut l’avouer à sa décharge, à l’à-peu-près plutôt qu’à la rigueur. En témoigne ce propos cueilli au vol sur RTL au plus fort de l’affaire Novak Djokovic (vilainemen­t rebaptisé Novax Djocovid) : « Interrogé sur la question hier, Rafael Nadal a été assez tranchant : selon lui, le monde a suffisamme­nt souffert de la pandémie pour ne pas respecter les règles. »

Combien se seront aperçus que l’on faisait dire là au maître incontesté de Roland-Garros le contraire – excusez du peu – de ce qu’il voulait dire ? En l’état, cela signifiait qu’après tout ce que l’on avait vécu on avait bien le droit d’en faire à sa tête et de prendre des libertés avec le protocole ! Inattendu de la part d’un rival (et néanmoins ennemi) que l’on devinait surtout soucieux de tacler (ah ! non, on se trompe de sport), de se payer (celui-là se comprend dans toutes les discipline­s) le Serbe tant jalousé. Mais vous connaissez le dicton italien Traduttore, traditore

(« Traducteur, traître ») : on a ici confondu suffisamme­nt… pour avec trop… pour ! Hanse a beau nous expliquer que si, après

trop, il sied d’énoncer la conséquenc­e que l’on rejette (« Ils nous ont trop menti pour qu’on les croie encore » – donc on ne les croit pas), après assez ou suffisamme­nt,

c’est la conséquenc­e souhaitée qu’il faut exprimer (« Ils nous ont suffisamme­nt menti

pour qu’on ne les croie plus » – et, de fait, c’est ce qui se passe !)

Si des dérapages similaires ont été relevés au sein des pages Web du Monde et de TV5 Monde, force est de rester honnête :

PARLER, C’EST VIVRE DANGEREUSE­MENT

d’autres médias s’en sont mieux tirés. Certains en plaçant le courage dans la fuite, allant jusqu’à casser la locution pour ne pas avoir à se poser de questions. D’autres en optant pour le bon schéma, comme L’Équipe (« Le monde a trop souffert pour ne pas suivre les règles ») ou Le Parisien (« Le monde a assez souffert jusqu’ici pour qu’on respecte les règles »). Encore convient-il de préférer celui-ci à celle-là, l’infinitif devant en principe renvoyer au sujet du verbe principal : or, en l’occurrence, c’est moins au monde de suivre les règles qu’aux joueurs de tennis comme Djoko !

Parler, c’est vivre dangereuse­ment: on court à tout moment le risque de trahir sa propre pensée. Qui ne se souvient de ce ministre pourfendeu­r de mammouths qui expliquait, pour avoir baigné dans le système éducatif depuis son enfance, qu’il n’était « peut-être pas le moins mal placé pour faire quelques commentair­es » ? Relisez bien, et comptez les négations sur vos doigts…

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Rafael Nadal, lors d’une conférence de presse à l’Open d’Australie, le 15 janvier.

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