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TRAHIR POUR MIEUX ADAPTER

Quantité de romans ont été transposés au cinéma et tous les cas sont sur les écrans. Mais il est sans doute une constante dans la réussite : un livre bien trahi fait généraleme­nt un bon film. De François Truffaut à Brian de Palma, petit tour de piste de q

- Éric Libiot

Une fusée plantée dans l’oeil de la Lune. C’est l’image mythique tirée du film de Georges Méliès Le Voyage dans la Lune, réalisé en 1902 et notamment inspiré du roman de Jules Verne, De la Terre à la Lune. L’instant est historique : ce court-métrage signe les premiers pas du septième art dans la science-fiction, le premier carton au box-office du cinéma mondial, le premier piratage par les Américains qui ont piqué la copie du film – les jaloux –, le premier tournage dantesque et… la première trahison manifeste d’adaptation. Et pour cause : difficile de faire tenir les 254 pages du roman de Jules Verne (version poche actuelle) dans les quatorze minutes réalisées par Méliès. Pas très grave, finalement, étant donné que Jules Verne et ses romans, autant que Georges Méliès et ses films sont entrés, et restés, dans l’histoire de l’art. On ne sait pas si Jules Verne s’est agacé de cette trahison, mais il est peu probable que ce fut le cas. D’abord parce que ces énervement­s d’écrivains n’étaient pas (encore) à l’ordre du jour, ensuite parce qu’on imagine Verne heureuseme­nt fasciné par cette nouvelle invention des frères Lumière, lui qui en a déjà décrit le principe trois ans plus tôt, en 1892, dans Le Château des Carpathes.

DE L’IMPOSSIBIL­ITÉ DE RESPECTER L’OEUVRE ORIGINALE

Le cinéma ouvre à peine la porte à la fiction, au romanesque, à l’imaginaire et aux personnage­s que, déjà, il s’inspire de la littératur­e pour se montrer à l’écran. Le mariage entre l’un et l’autre existe (presque) depuis la nuit des temps pour le meilleur et pour le pire et il n’est toujours pas question de divorce. Il n’est d’ailleurs pas besoin de sortir de la cuisse des frères Lumière pour comprendre les raisons de cette union : puisque le cinéma s’est mis très tôt à raconter des histoires et que son succès impliquait de produire à tour de bras et de manivelle, il était plus facile et plus rapide de puiser dans les bibliothèq­ues que de faire plancher des scénariste­s pendant plusieurs semaines. D’autant que le métier de scénariste n’existait pas vraiment au début du cinéma ; c’est Hollywood qui a « théorisé » l’écriture de scénarios, souvent dévolus, c’est amusant, à des romanciers.

Il faudrait plus d’un numéro de Lire Magazine littéraire pour simplement lister les romans adaptés au cinéma et moins d’un quart de page pour conclure que chaque film trahit effectivem­ent le livre dont il est issu : les acteurs et actrices imposent leur visage à l’écran quand les lecteurs imaginent le physique des personnage­s ; les décors et la météo sont précis au cinéma alors qu’ils ne sont souvent qu’une toile

de fond entre les lignes des bouquins ; enfin, et surtout, les voix intérieure­s des héroïnes, des chevaliers, des amoureux ou des tueuses sont évidemment transformé­es en actions (gestes et comporteme­nts). Bref, un film est toujours infidèle au livre et… le mariage tient toujours.

Mais s’il est infidèle par essence, le cinéma l’est plus ou moins intensémen­t. Le respect à l’oeuvre originelle est graduel : parfois totalement absent, ou poussé au maximum. Quelques écrivains ont râlé, la plupart se sont satisfaits d’une reconnaiss­ance accrue grâce à un art mondialeme­nt populaire, d’autres ont pris en silence le chèque d’achat des droits, d’autres encore ont adapté leurs confrères avec plus ou moins de bonheur, quelques-uns se sont transformé­s en cinéastes pour se faire justice eux-mêmes (ou pas). Tous les cas sont dans la nature et Marc Behm, scénariste notamment de Charade de Stanley Donen (tout de même !) et adapté au cinéma par les Audiard père et fils (tout de même, bis !) avec Mortelle randonnée, avait en son temps résumé l’affaire en déclarant dans les années 1990, à la revue Polar, truffer ses romans d’explosions de bagnoles en pagaille et de scènes dantesques afin que personne ne puisse les adapter à l’écran. Ainsi serait-il tranquille. Las, c’était oublier les progrès du numérique qui permet de tout faire : aujourd’hui, adapter l’intégralit­é des romans de science-fiction du monde (engins volants, voyages intersidér­aux, aliens en tout genre) est aussi facile que de porter à l’écran un huis clos type Hygiène de l’assassin. Pourtant, suivre cette folle histoire de l’adaptation cinématogr­aphique sous l’angle des trahisons, des changement­s de points de vue, des fins modifiées, des

DANS APOCALYPSE NOW, ADAPTATION D’AU COEUR DES TÉNÈBRES, TOUT CONRAD EST CHEZ COPPOLA ET POURTANT RIEN Y EST. TOUT DEUX SONT DES CHEFS-D’OEUVRE À PART ENTIÈRE

personnage­s supprimés en dit autant sur la petite histoire du septième art, qui se nourrit d’anecdotes, que sur la vaste théorie de la confrontat­ion artistique et des ambitions des auteurs.

Rassurez-vous, on ne fera pas le tour du monde de la question. On s’en tiendra à ce rappel pour signifier que tout est possible dans le domaine : pour son film Yojimbo (Le Garde du corps, 1961), le cinéaste japonais Akira Kurosawa dit s’être inspiré du roman La Clé de verre de Dashiell Hammett, alors que l’intrigue est plus proche de celle de La Moisson rouge du même Hammett, les historiens le confirmero­nt, et Sergio Leone, auteur du remake du film de Kurosawa sous le titre

Pour une poignée de dollars, annonçait plus sûrement qu’il s’agissait de l’adaptation de la pièce de Carlo Goldoni Arlequin, serviteur de deux maîtres (!)… Voilà comment on passe d’une comédie sur la bourgeoisi­e vénitienne du XVIIIe siècle à un conflit entre samouraïs au XIXe et, de là, à un western-spaghetti avec Clint Eastwood et bifurcatio­n vers le roman noir américain. Précisons que pièce, films et romans sont à ranger au rayon grandes réussites, chacun dans leur domaine et avec toutes leurs évidentes différence­s.

À L’ÉPREUVE DE HOLLYWOOD ET DE LA NOUVELLE VAGUE

Il est possible de pointer le phénomène en s’appuyant, d’une part, sur les adaptation­s de polars, genre littéraire qui a le plus servi le cinéma partout dans le monde et à toutes les époques, d’autre part sur le célèbre article de François Truffaut, alors critique de films, paru dans Les Cahiers du cinéma en 1954, intitulé « Une certaine tendance du cinéma français », dans lequel il s’en prenait aux adaptation­s de la littératur­e classique française – Flaubert, Stendhal, Gide, Bernanos, Zola… – par la fine fleur, détestée par lui, des metteurs en scène tricolores d’alors, Autant-Lara, Delannoy, Christian-Jaque, Allégret… Ce texte est surtout resté célèbre car il annonçait la nouvelle vague, mouvement porté par de jeunes cinéastes désireux de s’affranchir des textes existants pour raconter des histoires contempora­ines : Godard et À bout de souffle, Truffaut et Les Quatre Cents Coups, Chabrol et Le Beau Serge, Varda et La Pointe courte, Rohmer et Le Signe du Lion, etc. Truffaut commence son article en rappelant « qu’au début du parlant le

cinéma français fut l’honnête démarquage du cinéma américain. Sous l’influence de Scarface nous faisions l’amusant Pépé le Moko ». Merci à lui de rappeler l’importance et l’influence du film noir dans l’histoire du cinéma mondial, même s’il oublie de préciser que Scarface est un roman d’Armitage Trail et Pépé le Moko un autre d’Henri La Barthe. Si le western, autre genre américain mythique, a peu à voir avec la littératur­e, le film noir s’en inspire directemen­t. Naturellem­ent, Hollywood a répondu à la question de la trahison, ou l’a pervertie, selon le point de vue. Le star-système imposant ses têtes de gondoles, Humphrey Bogart est devenu Philip Marlowe, le héros de Raymond Chandler, mais également Sam Spade, le détective de Dashiell Hammett – physiqueme­nt, ces deux personnage­s littéraire­s ne se ressemblen­t pas. Inversemen­t, le vagabond imaginé par James Cain dans Le facteur sonne toujours deux fois a été joué par deux stars américaine­s, John Garfield et Jack Nicholson, mais aussi par le Français Fernand Gravey et l’Italien Massimo Girotti. L’intrigue, située au fin fond d’une campagne, suit le même chemin et raconte les laissés-pour-compte. Mais si la version de Tay Garnett (1946) s’attache à raconter le rêve américain brisé lors de la Grande Dépression de 1929 dans une esthétique noir et blanc proche du cauchemar, celle de Luchino Visconti (1943) donne naissance au néoréalism­e italien en creusant une veine sociale.

« UNE CERTAINE TENDANCE DU CINÉMA FRANÇAIS »

La plongée dans les adaptation­s de polars montre également, ce qui vaut pour tout, que les cinéastes haut de gamme savent nourrir le roman ou le décaler à convenance. Howard Hawks s’attaquant à Scarface impose, magnifique idée, que chaque meurtre soit annoncé par une croix, semblable à la cicatrice qui barre la joue du héros, Tony Camonte, inspiré d’Al Capone ; on ne trouve pas trace de croix chez Trail. Brian de Palma, auteur du remake avec Al Pacino, fait du héros un Cubain roi du trafic de drogue et non plus un Italo-Américain gangster à l’époque de la prohibitio­n. Un même thème pour les deux films et le roman : ascension et chute d’un criminel. On voit que l’époque tord souvent le texte original, parfois en lui donnant une couleur singulière : Le Privé de Robert Altman (1973) capte l’ambiance mortifère et désenchant­ée de Los Angeles (et du monde en général) aussi bien, si ce n’est mieux, que Raymond Chandler auteur du roman The Long Goodbye.

Il y aurait encore mille exemples et un seul, hors polar, conclura cette partie « démarquage plus que trahison » : Au coeur des ténèbres, de Joseph Conrad, est situé en Afrique noire à la fin du XIXe siècle. Son adaptation la plus célèbre est signée Francis Ford Coppola, qui a transposé l’intrigue au coeur de la jungle pendant la guerre du Vietnam, à l’orée des années 1970, sous le titre Apocalypse Now. Tout Conrad est chez Coppola et, pourtant, rien n’y est. Tous deux sont des chefs-d’oeuvre à part entière.

Il y a un lien très fort entre roman et film noirs aussi parce que l’un est quasi contempora­in de l’autre – quelques mois, parfois moins, séparaient l’édition et la production. Ce n’est évidemment pas le cas lorsque les cinéastes français ont adapté la littératur­e classique : Claude Autant-Lara (Le Diable au corps, Le Rouge et le Noir), Jean Delannoy (La Symphonie pastorale) Christian-Jaque (Boule de suif, La Chartreuse de Parme)

André Cayatte (Au bonheur des dames)…

Dans son article « Une certaine tendance du cinéma français », Truffaut attaque ces réalisateu­rs qui illustrent un roman grâce, si l’on peut dire, à un scénario qui s’attache au

« réalisme psychologi­que ». Et d’enfoncer le clou : « au vieux préjugé du respect à la lettre ils ont substitué celui contraire du respect à l’esprit », en trouvant des équivalenc­es qui ne sont, selon Truffaut

« qu’astuces timides pour contourner la difficulté, résoudre par la bande sonore des problèmes qui concernent l’image, nettoyages par le vide pour n’obtenir plus sur l’écran que cadrages savants, éclairages compliqués, photo léchée, le tout maintenant bien vivace la “tradition de la qualité” ».

Le texte a été écrit il y a près de soixantedi­x ans et résume, pour conclure, le dossier : au-delà de l’aversion de Truffaut pour ce cinéma poussiéreu­x, adapté ou non de romans, c’est un grand cri du coeur pour un cinéma d’auteur capable de transcende­r un texte pour en faire une oeuvre à part entière. Et on saluera ici l’adaptation des Illusions perdues de Balzac par Xavier Giannoli [lire page 46] : le texte est remanié, respecté, personnel, modernisé, incarné par les acteurs autant que par Giannoli. Trahissez, trahissez, il en restera toujours quelque chose.

 ?? ?? Le Voyage dans la Lune, inspiré du roman de Jules Verne, réalisé par Georges Méliès en 1902.
Le Voyage dans la Lune, inspiré du roman de Jules Verne, réalisé par Georges Méliès en 1902.
 ?? ?? Le facteur sonne toujours deux fois, de James Cain, a eu droit à deux adaptation­s différente­s dans les années 1940 : une première, en 1943, par Visconti, intitulée Les Amants diabolique­s (à droite), puis une seconde en 1946 par Tay Garnett.
Le facteur sonne toujours deux fois, de James Cain, a eu droit à deux adaptation­s différente­s dans les années 1940 : une première, en 1943, par Visconti, intitulée Les Amants diabolique­s (à droite), puis une seconde en 1946 par Tay Garnett.

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