SILENCE, MOTEUR… ÇA DÉTOURNE !
Comment arriver à transposer au cinéma des oeuvres littéraires, comme celle de Simenon, souvent axées sur des réflexions intérieures, sur la psychologie des personnages ? S’éloigner intelligemment de l’oeuvre originale paraît ici inévitable.
C’est mathématique. Georges Simenon est l’un des écrivains les plus prolifiques de la littérature, il est également l’un des plus adaptés au cinéma. D’autant que ses romans policiers, conduits par son héros Jules Maigret, ceux s’attachant à raconter les destins des hommes et des femmes pris dans le mouvement du monde, et son sens des humeurs et des péripéties en font un auteur béni pour les scénaristes. Mais ces intrigues semblent trop simples pour avancer droit et les scénaristes se sont souvent cassé les dents et la plume face à des récits qui font appel au point de vue intérieur (La Vérité sur Bébé Donge), passent sans prévenir du présent au passé (La Chambre bleue) ou s’intéressent aux motifs de l’assassin quand le cinéma préfère le suspense. Il faut donc trahir Simenon intelligemment. Dernièrement, Patrice Leconte et Jérôme
Tonnerre s’y sont brillamment collés pour Maigret avec Gérard Depardieu en rôle-titre [voir Lire Magazine littéraire n° 505]. Un autre (grand) scénariste s’est régulièrement penché sur les romans de Simenon dont il est grand amateur : Michel Audiard. Parmi toutes ses adaptations, il en est une particulièrement intéressante à observer : celle du Fils Cardinaud, devenu Le Sang à la tête au cinéma, film de Gilles Grangier avec Jean Gabin ; l’histoire d’Hubert Cardinaud, fils de prolo devenu petit-bourgeois, dont la femme quitte le foyer conjugal avec une ancienne connaissance devenue son amant. Le livre de Simenon paraît en 1942, le film de Grangier sort en 1956 et, déjà, une première différence se fait sentir : l’époque chez Simenon est peu présente (la guerre), qui s’attache plus volontiers à son héros, tandis qu’Audiard transpose le récit dans les années 1950 pendant les Trente
Glorieuses. L’occasion pour Grangier de filmer en extérieurs, à La Rochelle, le monde de la marine et de la pêche ; chez Simenon, Cardinaud travaille dans les assurances ; avec Audiard, il est armateur et mareyeur.
FAIRE PARLER L’ÉPOQUE
Ce changement rend le personnage plus actif, présent lors des ventes de poissons à la criée. Ce qui donne lieu à des scènes superbes très « documentaristes », marque de fabrique de Grangier bien avant la nouvelle vague. Audiard insiste également sur l’aspect politique d’une intrigue où se frottent les classes sociales (c’est l’époque qui le commande). Ainsi cette magnifique réplique de Cardinaud/Gabin à propos d’un pêcheur qu’il se refuse à virer alors que son patron le lui demande : « Qu’il soit d’extrême gauche, je m’en fous, du moment qu’il fait pas pencher le bateau. » Avoir redistribué les cartes de l’époque et de l’environnement social est sans doute l’apport le plus important d’Audiard. Qu’il ait donné plus d’importance à des figures secondaires peu présentes chez Simenon ou qu’il ait réuni en un seul rôle deux personnages littéraires est un classique travail d’adaptateur.
Reste la fin. Dans les deux récits, Marthe Cardinaud rentre à la maison. Mais chez Simenon, le couple retrouve sa quiétude et sa pesanteur même s’il semble qu’un peu d’amour soit possible alors qu’Audiard avance une note plus optimiste en montrant les époux Cardinaud quasi amoureux sur le bac qui les ramène de l’île de Ré ; en tout cas, Hubert fait amende honorable. On sent là le poids du monde : la guerre fige les esprits, les années 1950 les libèrent.