CLAP OU PAS CLAP ?
Certaines adaptations ne se terminent pas du tout de la même manière que les oeuvres littéraires qui les ont inspirées. Les romans de Carrère, King ou Proust en ont notamment fait les frais.
Rares sont les exemples de films réussis reprenant littéralement l’oeuvre dont ils s’inspirent. C’est souvent dans le choix de leurs fins que se révèlent les enjeux de lecture (ou de relecture) les plus décisifs des adaptations. Un exemple éloquent est celui de La Moustache d’Emmanuel Carrère, roman que son auteur a lui-même adapté dans un film avec Vincent Lindon dans le rôle de ce personnage basculant dans un cauchemar après s’être rasé la moustache. En choisissant une fin totalement différente (sinon, contradictoire) de celle du livre, Carrère ne trahit en rien son propre roman, mais en démultiplie l’effet de manipulation : c’est que la théorie du rêve, du délire ou du complot imaginaire se prête à toutes les ambiguïtés et se refuse joyeusement à toute explication rationnelle.
On retrouve cette idée dans une oeuvre aussi avant-gardiste que La Chute de la maison Usher de Jean Epstein (1928), adaptation d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe, dont les grandes lignes ne répondent qu’à un jeu formel éloigné de toute fidélité narrative. Si la fin ramène à un tout autre livre du même Poe (Le Portrait ovale), c’est qu’Epstein n’a cherché, en allant jusqu’à travestir ses motifs les plus saillants (le portrait carré et non ovale), qu’à donner son « sentiment en général sur Poe » plutôt qu’une transposition littérale de cette oeuvre célèbre. Ce « sentiment » en revient à « l’esprit » d’une oeuvre, que bien des auteurs retrouvent au prix de choix qui tranchent radicalement (voire jurent franchement) avec leur modèle.
DES SCÈNES TOTALEMENT INVENTÉES
Le cas de Shining est encore plus frappant, dont les inoubliables scènes finales (le labyrinthe végétal, Jack Nicholson figé en glaçon) ne sont même pas présentes dans le livre de Stephen King que Stanley Kubrick a choisi d’adapter (où le personnage de Jack Torrance se transforme en une sorte de monstre délirant). Si King, dont tant de livres se sont prêtés au jeu de l’adaptation, s’est senti trahi par Kubrick, il est intéressant de rappeler qu’à l’inverse il a jugé la fin incroyablement noire et excessive de The Mist, de Frank Darabont, meilleure et plus fidèle à son « esprit » que celle de son propre livre dont le film est l’adaptation ! Si le final de The Mist est complètement réinventé par le cinéaste et demeure cependant fidèle au travail de l’écrivain, c’est que le changement de médium inhérent au passage de la littérature au cinéma répond à une tout autre logique que celle d’une simple traduction de mots en images.
On sait combien Proust, par exemple, auteur plus que tout autre jugé inadaptable, a trouvé dans les images de Raoul Ruiz (Le Temps retrouvé, 1999) un écrin inattendu.
Le Temps retrouvé, dernier tome de la Recherche de Proust, semble rêvé par Raoul Ruiz comme une longue « séquence finale » : seules importent les correspondances entre motifs ruiziens et motifs proustiens en une suite de dévalements oniriques où les questions de l’espace et du temps, mais aussi du « début » et de la « fin », sont génialement redéfinies. À plus forte raison, bien des fins de films adaptés de livres interrogent les enjeux mêmes d’une transposition au cinéma (voir par exemple les multiples adaptations des Misérables évoluant au fil des enjeux sociétaux du siècle dernier, de téléfilms ORTF en blockbusters hollywoodiens). C’est qu’au défi de l’adaptation bien des auteurs pourraient répondre, comme le héros à la fin de Pickpocket de Robert Bresson : « Ô livre bien-aimé, pour aller jusqu’à toi, quel drôle de chemin il m’a fallu prendre ! »