Le mal immanent
Distinguée par plusieurs prix, l’écrivaine et philosophe a bâti une oeuvre majeure appréciée du public. Dans La Puissance des ombres, elle s’empare de la question du mal à travers le récit du passage à l’acte d’un homme hanté par la mort.
Elle fume une cigarette sur son balcon, sous le soleil printanier de La Rochelle. On ne la voit pas, mais c’est ainsi qu’elle explique les voitures et les passants que l’on entend derrière elle. À l’autre bout du fil, on la rassure. Ce bruit lointain ne perturbe en rien l’écoute de sa voix douce qui articule les mots, choisis avec une précision d’orfèvre, comme dans ses romans.
Un an et demi à peine après Brèves de solitude – l’une des toutes premières fictions consacrées à l’épidémie de coronavirus –, Sylvie Germain revient en librairies. Une rapidité qui l’étonne elle-même. « Je ne sais jamais si le texte que je vais écrire sera le dernier », avoue l’autrice d’une oeuvre de près de quarante ouvrages commencée en 1985 avec Le Livre des nuits. L’idée de son nouveau roman, La Puissance des ombres, a germé au contact des faits divers au coeur desquels se trouvent souvent des personnes victimes d’abus et de violences longtemps refoulés. « Le mal court, remarque-t-elle. Il court très vite, il court en rond, il trépigne. On le voit aujourd’hui avec la guerre en Ukraine et d’autres guerres que l’on a occultées, car une guerre en chasse une autre. On ne s’en sort pas. C’est cela, le thème du livre : le rebondissement perpétuel du mal. »
L’HOMME, CETTE CHIMÈRE
Le mal ronge Sylvain, le personnage principal du roman. Depuis que sa soeur est morte à 5 ans alors qu’elle était sous sa garde. Le choc du drame fut une telle sidération que personne n’en parle autour de l’adolescent, contribuant à le faire basculer dans la culpabilité et l’isolement. D’autres blessures, certaines très anciennes, sont
cachées dans la famille. Dans La Puissance des ombres, le mal prend la forme de bêtes noires ou de démons. Un « on » sans visage qui « manipule » Sylvain, jusqu’au jour où il commet un crime.
Les ombres, projetées sur le sol ou sur les murs, fascinent Sylvie Germain. Elle cite L’Étrange Histoire de Peter Schlemihl d’Adelbert von Chamisso. « Pour Schlemihl, perdre son ombre, c’est perdre son âme », explique-t-elle. Puis lui revient une photo de Sabine Weiss, L’homme qui court, Paris, 1953. Elle figure un homme et son ombre sur une rue pavée et bordée d’arbres. On ne sait s’il s’enfuit, ou s’il court vers nous, si c’est tôt le matin ou tard le soir. Ces ombres sont comme des chimères. « Chimères », la romancière avait aussi pensé à ce titre qui lui évoque Pascal et son interrogation : « Quelle chimère est-ce donc que l’homme, quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige… » Dans notre ombre se cache peut-être notre puissance destructrice.
Née à Châteauroux en 1954, l’écrivaine et philosophe française, élève d’Emmanuel Levinas, a rédigé un mémoire sur l’ascèse dans la mystique chrétienne, puis une thèse sur la notion de visage (Perspectives sur le visage : transgression ; décréation ; transfiguration). La folie, le basculement dans le crime et les tours que nous jouent notre esprit et notre mémoire occupent une place centrale dans l’oeuvre de Sylvie Germain, de Jours de colère (1989, prix Femina) à Magnus (2005, Goncourt des lycéens). L’écrivaine aime citer L’Art du roman de Milan Kundera, qui qualifie les personnages d’ego expérimentaux. « Pourquoi continue-t-on d’écrire alors qu’il y a des chefs-d’oeuvre dans la littérature mondiale ? Ce n’est pas pour se mesurer à d’autres, mais pour essayer de sonder ce qui nous échappe encore et toujours dans la psyché humaine », déclare-t-elle. Dans La Puissance des ombres, plusieurs protagonistes affirment d’ailleurs qu’ils ne pourraient jamais tuer. Une certitude que la romancière ne partage pas. « Peut-être pourrais-je tuer, comme n’importe qui, dans un accès de fureur ou de panique, dans des conditions extrêmes, avoue-t-elle. Plus je vieillis, moins je réponds de moi-même face à des situations extraordinaires. »
Réflexion sur le mal et le crime, son nouveau livre interroge aussi la puissance des mots. Mal compris, ils réveillent les ombres tapies en Sylvain. Le roman débute par de savoureuses joutes verbales entre les invités d’une soirée déguisée dont le thème est le métropolitain, et qui sera le lieu du crime. « J’aime beaucoup le métro parisien, les noms des stations, son histoire, confie l’écrivaine. Je me souviens encore, petite, des publicités peintes sur les murs des tunnels pour l’apéritif Dubonnet “Dubo ! Du bon ! Dubonnet”. »
Sylvie Germain a coupé dans cette première partie. Celle qui incarne « Zazie dans le métro », et qui fait office de maîtresse de cérémonie, a fini par l’insupporter avec son babillage. « Quand vous écrivez, cela vous plonge dans un état de plaisir ou de désolation selon les scènes, mais vous n’en sortez jamais indemnes. Il faut se méfier des mots et des images qui viennent trop facilement. Plus on avance en âge, plus il y a une méfiance d’avoir acquis, presque à son insu, une habitude. » Si elle fuit les facilités d’écriture « comme la peste », l’autrice avoue se laisser guider par son « ostinato », ce motif mélodique ou rythmique répété dans un morceau musical. « Il y a des choses qui couvent en nous et qui reviennent quand on se met à écrire. Comme un ostinato. Ce sont des souvenirs anodins ou douloureux, des sentiments jaillis de choses personnelles ou de l’actualité passée. Je ne fais jamais de synopsis. Je fais confiance à la logique implacable de l’imagination », conclutelle. À la sienne autant qu’à la nôtre. Une image, un psaume, un air de tango : dans La Puissance des ombres, Sylvie Germain parle à notre coeur et à notre intelligence, et touche juste, une fois de plus.
« PEUT-ÊTRE POURRAIS-JE TUER, COMME N’IMPORTE QUI, DANS UN ACCÈS DE FUREUR »