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Focale sur sa vie

À partir d’archives familiales, la photograph­e américaine a bâti une passionnan­te fresque littéraire, historique et autobiogra­phique.

- Sally Mann Camille Thomine

Sur un fond nébuleux, le tronc imposant d’un arbre : centré, vertical, centenaire mais balafré sur toute sa largeur d’une entaille profonde, sombre et suintante. Telle est l’une des photograph­ies que l’on pouvait admirer au Jeu de Paume, à l’été 2019, lors de la toute première rétrospect­ive consacrée à la photograph­e américaine Sally Mann. Intitulée « Mille et un passages », l’exposition révélait l’obsession de l’artiste pour les traces et l’écoulement du temps : la fugitivité de l’enfance, le glissement de la vie à la mort ou les empreintes laissées sur les corps et les paysages par l’histoire traumatiqu­e de son Sud natal. Par quelques citations sporadique­s, les cimaises laissaient aussi deviner le tropisme littéraire de l’artiste, grande lectrice et auteur de Mémoires, Hold still,

enfin traduites en français sous le titre Tiens-toi bien !

En 2015, alors que l’université d’Harvard l’invite à donner une conférence sur l’histoire de la civilisati­on américaine,

Sally Mann, très intimidée, s’en remet à son infaillibl­e méthode : puiser dans le « local », soit, en l’occurrence, ouvrir enfin les boîtes d’archives familiales accumulées dans son grenier. De cette enquête pleine de surprises, elle tire un foisonnant et passionnan­t volume où la fresque historique le dispute à l’anecdote et le manifeste esthétique à la leçon de prise de vues. En quatre parties, dont chacune, malgré un apparent « fil de la plume » associe fructueuse­ment une figure familiale à l’un de ses cycles photograph­iques (le père est ainsi adossé à son travail sur la mort ; la nourrice noire Gee-Gee à celui sur les séquelles de l’esclavage…), on découvre une Sally sauvage et indocile, refusant d’endosser le moindre vêtement jusqu’à ses 5 ans puis galopant à cru sous la lune, couvrant ses cahiers de méditation­s poétiques sur les terres virginienn­es de son enfance, s’échinant à « infléchir l’arc de l’univers moral », à assumer la rançon du succès ou le fardeau d’un passé ségrégatio­nniste. Et une artiste facétieuse, généreuse, sans fard, passionnée par Faulkner, Pound, Whitman ou Proust et réfléchiss­ant sans cesse à son art, sa portée et ses limites : à la dignité de ses sujets, à l’instant de grâce, au rôle des clichés ratés et à la traîtrise de la photograph­ie, si prompte à corrompre la mémoire.

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 ?? SALLY MANN ?? ★★★★☆
TIENSTOI BIEN ! (HOLD STILL)
TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATSUNIS) PAR SYLVIE SCHNEITER, 528 P., PHÉBUS, 31 €
SALLY MANN ★★★★☆ TIENSTOI BIEN ! (HOLD STILL) TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATSUNIS) PAR SYLVIE SCHNEITER, 528 P., PHÉBUS, 31 €

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