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L’espace capital

Le projet inachevé de l’oulipien autour de douze lieux de la capitale donne à voir un Paris poétique, tout en nous plongeant dans les coulisses de la création.

- Bernard Quiriny

En 1969, Georges Perec a l’idée d’un cycle autobiogra­phique de quatre livres dont un seul, W ou le souvenir d’enfance, sera mené à bien. Il n’en a pas moins travaillé sérieuseme­nt aux autres, notamment à l’un qui repose sur une idée « assez monstrueus­e, mais, je pense, exaltante ». Perec a sélectionn­é douze lieux dans Paris, liés à sa vie. Chaque mois, il en décrit deux : le premier sur place, façon reportage, « de la manière la plus neutre possible » ; l’autre de chez lui, « en souvenir ». La même opération sera répétée douze ans durant, les lieux permutant selon un algorithme fourni par un mathématic­ien américain ; fin 1980, chaque lieu aura été décrit douze fois « en vrai » et douze fois « en souvenir ». « Je n’ai pas une idée très claire du résultat, avoue Perec, mais je pense qu’on y verra tout à la fois le vieillisse­ment des lieux, le vieillisse­ment de mon écriture, le vieillisse­ment de mes souvenirs. » C’est une étude des effets du temps, à la fois sur la ville (les magasins changés, les façades ravalées, les affiches recouverte­s par d’autres…) et sur l’auteur (des souvenirs s’effacent, d’autres reviennent). C’est aussi une manière de tourner la page de sa liaison avec Suzanne Lipinska, la propriétai­re du Moulin d’Andé où il a longuement séjourné : « Trouver quelque chose à faire, et m’enraciner à Paris »… Assez vite cependant, Perec se détourne de son projet, jugé moins pertinent que prévu : les lieux n’évoluent pas assez, ni la mémoire. L’année 1973 est sautée, l’entreprise devient mécanique, le matériau accumulé restera sans emploi.

Fallait-il publier ces notes, réunies dans un volume intitulé Lieux1, dans l’état où l’auteur les a laissées ? Oui, car elles constituen­t un passionnan­t document sur la naissance et l’avortement d’un livre, une visite dans les coulisses de la création. Aussi, elles ont acquis avec le temps la patine poétique qu’elles n’avaient pas forcément à l’origine : telles des photos d’époque, les descriptio­ns de Perec recréent les années 1970, leurs objets, l’ambiance de Paris. Comme si ce livre raté, exhumé au bout d’un demi-siècle, produisait finalement des effets analogues à ceux qu’avait cherchés Perec à l’époque, sans les obtenir. 1. Signalons aussi la réédition de « 53 jours », le dernier roman inachevé de Perec (Gallimard/L’Imaginaire).

★★★☆☆

LIEUX GEORGES PEREC

608 P., SEUIL/LA LIBRAIRIE DU XXIe SIÈCLE, 27 €. EN LIBRAIRIES LE 29 AVRIL.

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