« ON NE PEUT PAS TOUJOURS EXTRAIRE UN SENS DE LA VIOLENCE »
La Découverte publie le troisième volume des Écrits du philosophe. Ces textes rédigés sur plus de trente ans, et pour certains inédits, sont consacrés majoritairement à la « cosmopolitique ». Une réflexion nécessaire. Vous êtes régulièrement sollicité par les médias. Selon vous, que signifie poser un regard de philosophe sur le monde ?
Étienne Balibar. Un philosophe ne dispose d’aucun point de vue privilégié qui lui permette de parler des événements en cours. Comme les autres citoyens, il essaie de s’informer pour prendre position, car il y a des situations où l’on ne peut pas ne pas choisir. Mais il existe pour lui une sorte de devoir d’état qui consiste à diverger d’avec la représentation dominante, y compris et surtout à l’intérieur de son propre camp. Les philosophes ne sont donc pas plus lucides que les autres, ils se proposent de faire surgir l’élément qui interdit de s’en tenir à une idée simple et sans contradiction interne. Intellectuellement, le philosophe est donc un traître à lui-même : il utilise les ressources du concept pour problématiser ses propres engagements.
Comme vous le décrivez, le philosophe s’intéresse aux problèmes, alors que les autres ne veulent que les résoudre ?
E.B. Oui ! À ce propos, Althusser disait : ne vous contentez pas des réponses, remontez aux questions dont elles procèdent. Foucault a retourné cette proposition comme un gant, il disait plutôt : transformez en question ce qui semble être une affirmation. Voilà pourquoi un philosophe doit problématiser son implication dans la réalité historique qu’il vit. Soulever des apories, des unités contradictoires, c’est un moyen d’en dégager de la signification. Car on appelle philosophique un problème que la solution qu’on lui donnera ne fera pas disparaître.
Cette irrésolution de la philosophie motive-t-elle l’engagement politique ?
E.B. Disons que nous devons tâcher d’extraire de la pratique les éléments d’une invention que la théorie ne fournira jamais, car il y a dans la réalité des éléments irréductibles à la déduction. Les questions philosophiques visent des problèmes de la vie, de la politique, mais elles requièrent bel et bien la pensée. Plus on est engagé dans la pratique, plus il est nécessaire de penser ce qu’on fait. C’est à cela que servent les concepts. Les événements sont en rupture assez profonde avec l’attendu pour qu’on mette entre parenthèses les explications prédéfinies et qu’on essaie d’interpréter les signes. Machiavel nous invite à prendre des risques qu’aucune théorie ne déduira, ne réduira jamais.
Que signifient ces risques dans la pratique ?
E.B. Eh bien, par exemple, on évoque souvent la désobéissance civile, mais je préfère parler de désobéissance civique. Car la confrontation entre le citoyen et l’État n’est pas un face-à-face: l’un fait partie de l’autre. Donc, la désobéissance civique se conçoit selon la formule de Rousseau mettant la force de l’État au service du citoyen (« on le forcera d’être libre »), en la renversant : le citoyen est celui qui ne recule pas devant la nécessité d’affirmer sa citoyenneté pour rendre l’État libre. Dans ces conditions, la désobéissance comporte deux risques fondamentaux. Le premier est celui de la répression : par exemple, la journaliste qui a montré un panneau pacifiste à la télévision russe a pris le risque de finir en prison. Mais il existe un autre risque, c’est celui de se tromper et d’induire les autres en erreur. Et l’histoire intellectuelle est pleine d’épisodes de ce genre !
« J’AI FORGÉ DES NÉOLOGISMES POUR FAIRE ÉVOLUER DES SITUATIONS »
Beaucoup parlent du retour de l’Histoire, que vous avez toujours conçue comme « interminable ». Qu’est-ce qui a changé depuis les débuts de votre engagement philosophique et politique ?
E.B. Dans les années 1960, l’engagement politique était indissociable d’une certaine représentation linéaire de l’Histoire fournie par le marxisme. Même chez les plus critiques, cette représentation comportait des éléments aujourd’hui périmés. Le premier est la philosophie du progrès qui s’exprime notamment dans cette phrase de Marx : « L’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre. » Cet évolutionnisme, qui promet le triomphe de la raison, n’a plus de sens aujourd’hui. Le second est une conception objectiviste, selon laquelle « le communisme est le mouvement qui abolit l’état de choses existant ». Non ! Le communisme n’est pas
un avenir ; il s’agit d’une tendance polémique qui travaille l’Histoire au présent et qui est déjà en train de la transformer ; il ne peut désigner qu’une pratique qui dessine des alternatives, donc une capacité collective subjective. Enfin, Marx a encore écrit que « l’Histoire avance par le mauvais côté, et non par le côté beau ». Voulait-il dire que les catastrophes engendrent de nouvelles perspectives, ou que l’Histoire s’accomplit par l’action des sales types ? Ou des réprouvés ? À mes yeux, cette conception est trop pénétrée d’hégélianisme. On ne peut plus s’en contenter. Le marxisme n’est plus, comme le croyait Sartre, « la philosophie indépassable de notre temps ».
Alors, de quoi dispose-t-on aujourd’hui ? Parmi vos concepts, lesquels ont le plus contribué à renouveler la pensée politique ?
E.B. Je n’ai jamais tenu à un seul concept auquel je pourrais ramener tous les problèmes. J’ai plutôt forgé des néologismes conceptuels pour faire évoluer des situations. En effet, la politique étant structurée par des discours, tout énoncé est une action ; j’ai donc essayé de nommer des choses, de tirer des fils qui laissent par écrit les traces disjointes de mon travail. Par exemple, j’ai forgé le mot d’« égaliberté » pour échapper à l’opposition entre la liberté (valeur fondamentale du libéralisme) et l’égalité (valeur fondamentale du socialisme). L’égaliberté désigne un principe insurrectionnel hostile à l’institutionnalisme bourgeois ; il a été actif au coeur de la Révolution française, et il est toujours opérant aujourd’hui. On pourrait commenter de la même manière les mots de « trans-individualisme », de « co-citoyenneté », de « civilité », de « cosmopolitique », etc. Je suis venu à eux en combinant de la philologie, de l’histoire de la philosophie et de l’intervention dans des débats d’idées politiques. Mais un système ? Je n’en veux pas.
Est-ce que ces mots suffisent face à la violence du monde contemporain ?
E.B. Dans Violence et Civilité [2010], j’ai défendu deux idées. L’une est qu’il existe une violence « inconvertible », qui déjoue notre effort pour convertir la violence en institutions – Hegel espère toujours passer de l’insurrection à la constitution – ou en révolution – c’est l’idéal des marxistes, mais aussi des féministes, des anti-impérialistes, etc. Mais on ne peut pas toujours extraire un sens de la violence. Donc, la réponse ne peut tenir qu’à des stratégies de « civilité » ; il ne s’agit pas de « civiliser » ni de « calmer » quiconque, mais d’affirmer ceci. L’antiviolence est la recherche, dans une conjoncture que l’on n’a pas choisie, de maîtriser les effets sur soi de la violence subie. Souvent, les militants, les résistants, les combattants se croient immunisés contre la violence dont ils doivent se servir. Mais il y a là un problème très profond, qui doit déterminer des réponses stratégiques.