La Guerre des mondes
Quand un Welles (Orson) lit l’oeuvre d’un Wells (H.G.), c’est la panique générale. Retour sur une expérience de lecture de référence. Bien avant le livre audio, tel qu’on l’entend aujourd’hui…
Quand il s’approche du micro, le 30 octobre 1938, pour annoncer avec gravité que, « depuis l’aube de notre siècle, nous sommes observés par des êtres d’une intelligence absolue », Orson Welles n’est plus vraiment un inconnu ; mais, si l’on excepte deux courts-métrages, il n’a pas encore travaillé pour le cinéma. Son champ d’action est double : le théâtre d’un côté, la radio de l’autre.
En 1935, il fait ses débuts chez CBS dans l’émission de reconstitution documentaire The March of Time où il est, notamment, la voix de Sigmund Freud, du roi d’Italie Victor-Emmanuel
III ou de Spencer Tracy. Conquise, la chaîne le charge de réaliser des adaptations radiophoniques d’oeuvres littéraires. Mercury Theatre on the Air – du nom de la troupe qu’il a lui-même créée, avec le producteur et directeur de théâtre John Houseman – est une émission hebdomadaire, diffusée d’abord le lundi à 21 heures (heure de New York), puis le dimanche soir à 20 heures. Parmi les oeuvres adaptées : Dracula, Jane Eyre, L’Île au trésor, Oliver Twist, Le Comte de Monte-Cristo. Bernard Herrmann, le futur compositeur des bandes originales de Citizen Kane, Psychose ou Taxi Driver, est chargé de l’habillage musical. L’équipe des effets sonores, elle, est soumise à rude épreuve : à 23 ans, Welles est déjà un perfectionniste. Lorsqu’il s’agit d’évoquer le bruit d’un pieu enfoncé dans le coeur d’un vampire, il se saisit d’un marteau et écrase un melon devant les techniciens médusés. « Cette nuit-là, écrit Lucille Fletcher dans le New Yorker, il donnera des cauchemars à des millions d’auditeurs. »
« Vous écoutez CBS », tout va bien…
Au bout de quelques semaines, Welles décide de s’attaquer à un récit de science-fiction. On parle du Nuage pourpre de Matthew Phipps Shiel, du Monde perdu d’Arthur Conan Doyle… Finalement, ce sera La Guerre des mondes de H. G. Wells, célèbre roman paru en 1898. L’idée, expliquera par la suite le jeune dramaturge, est de présenter l’invasion extraterrestre comme en train d’advenir pour de bon.
Pris par ses activités au théâtre, Orson n’a pas trop le temps de travailler sur le script. Howard Koch, le futur scénariste de Casablanca, qui s’est chargé des trois émissions précédentes, récupère le bébé. Il travaille en flux tendu : au lendemain de la diffusion du Tour du monde en quatrevingts jours, le 23 octobre, il se met au travail. Sa première décision – l’émission étant destinée à un public américain – est de transposer l’action de l’Angleterre aux États-Unis. Le mardi, trente-six heures avant le début des répétitions, c’est un Koch en plein désarroi qui appelle John Houseman : lui et son assistante « n’y arrivent pas ». Le problème, c’est qu’aucune solution de repli n’est prévue. Houseman vient donc prêter main-forte à Howard Koch ; toute la nuit, il reprend le script avec lui. Occupé par les répétitions de La Mort de Danton, pièce de théâtre dont la première est prévue pour la semaine suivante, Orson Welles, prenant connaissance de la nouvelle mouture, craint que le résultat se révèle trop « terne ». Il insiste sur la nécessité d’agrémenter le récit de flashs d’infos, de faux témoignages – bref, d’avancer le curseur du réalisme d’un cran. Houseman, Koch et Paul Stewart, producteur associé, reprennent leur copie. Et on dirait que Welles a été entendu : cette fois, le script est jugé « trop crédible » par le département juridique de la CBS, qui réclame des amendements. La mort dans l’âme, les scénaristes consentent à modifier les noms de lieux réels : l’université McGill de Montréal devient l’université Macmillan à Toronto, Langley Field se transforme en Langham Field, la cathédrale St. Patrick n’est plus que « la cathédrale », etc. Le samedi, Paul Stewart supervise les répétitions et le travail sur les effets sonores. Bernard Herrmann et son orchestre débarquent le dimanche. Enfin, dans une ambiance de stress indescriptible, arrive le temps de l’enregistrement. Orson avale une brique de jus d’ananas, pose les écouteurs sur ses oreilles, et… action ! L’histoire, après une introduction de son cru, s’ouvre sur un bulletin météo inquiétant. Bientôt, le présentateur lâche une information d’importance : des gaz explosifs ont été émis sur la planète
Mars… Un certain professeur Pierson semble inquiet. Une chute d’astéroïdes est mentionnée. On interroge un fermier. Un objet étrange apparaît, des explosions se produisent, des morts par dizaines – les mauvaises nouvelles s’enchaînent en un crescendo apocalyptique. Chéri, les extraterrestres sont là ! Dès lors, l’armée entre en scène, des tripodes se déploient, sauve-qui-peut à New York. Au bout d’une quarantaine de minutes, une gentille mise au point est intercalée : « Vous écoutez CBS », tout va bien. Ce que confirme, à la fin de l’émission, un Orson Welles goguenard. « Si on sonne chez vous et qu’il n’y a personne, ce n’était pas un Martien. C’était Halloween. »
VENT DE TERREUR SUR L’AMÉRIQUE
On raconte pourtant que la diffusion de cette adaptation a fait souffler un authentique vent de terreur sur l’Amérique. On mentionne des suicides, de crises cardiaques, des hordes de fuyards – le New York Times parle d’« hystérie collective ». Or si le téléphone du standard a sonné plus que d’ordinaire, si des policiers alertés ont bel et bien investi le studio, si les autorités ont réellement reçu des centaines d’appels, si, au final, un jeune Orson Welles un brin dépassé a dû présenter des excuses lors d’une conférence de presse improvisée, on sait aujourd’hui que cette prétendue nuit d’épouvante est une légende, l’un des premiers « hoaxes » du monde moderne. La vérité ? Des auditeurs nerveux (et peu nombreux, à en croire les chiffres d’audience) ont raté les messages d’avertissement ; un contexte politique mondial tendu a fait le reste. Les conséquences ? Quelques tentatives de procès classés sans suite, aucun suicide authentifié, aucun infarctus avéré, aucune fausse couche, pas le moindre pic d’admission dans les hôpitaux. Pendant deux jours, l’affaire fait les gros titres. Puis, comme d’habitude, on passe à autre chose.
Alors pourquoi, peu après minuit, un bandeau en lettres rouges « Orson Welles sème la panique » a-t-il défilé à Times Square sur les flancs de l’immeuble du New York Times ? L’explication est simple : les journaux, qui considéraient à l’époque la radio comme un concurrent direct et menaçant, se sont fait un plaisir d’amplifier le phénomène, présentant des cas de détresse isolés comme une réalité globale afin de mieux dénoncer les dérives de ce sulfureux médium. Fait aggravant : quand, en 1940, le chercheur en psychologie Hadley Cantril, de l’université de Princeton, consacre une étude au phénomène histoire d’étayer ses théories sur la psychologie de masse, il se base, pour estimer le nombre d’auditeurs concernés, sur un rapport erroné de l’American Institute of Public Opinion. Les témoignages qu’il choisit ne sont, par ailleurs, nullement représentatifs de l’état d’esprit général. Ainsi crée-t-on une légende : en soumettant le réel à la fiction – exactement le contraire, en somme, de ce qu’a fait Orson Welles.
Orson avale une brique de jus d’ananas, pose les écouteurs sur ses oreilles, et… action !