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« ENTRE LE TEXTE ET MOI, IL Y A UN VÉRITABLE ÉLAN DE FRATERNITÉ »

Pour des livres audio, mais également sur France Inter pendant onze ans, le sociétaire de la Comédie-Française a donné sa voix aux grands textes de la littératur­e. Une approche unique dont il nous parle dans cet entretien.

- Propos recueillis par Hubert Artus

Comment est née l’envie, chez vous, de lire des oeuvres à la radio, en podcast, et en livres audio ?

Guillaume Gallienne. Adeline Defay, directrice des éditions Thélème, m’a d’abord proposé de travailler sur des textes d’Agatha Christie. J’ai apprécié ces personnage­s bien croqués, ces situations bien définies. On en a enregistré quatre : Miss Marple, Le Meurtre de Roger Ackroyd, Meurtre en Mésopotami­e et Mort sur le Nil, en 2004. Cette expérience m’a plu. Peu après, Adeline me parle d’un projet lui tenant à coeur depuis des années : À la recherche du temps perdu. J’étais, selon elle, la personne idéale. Je n’avais jamais lu Proust entièremen­t, seulement Du côté de chez Swann, en hypokhâgne. J’en parle alors à ma grand-mère, Lyla Zelensky [le nom est identique à celui de l’actuel président de l’Ukraine, mais c’est le seul point commun ; le comédien a des origines russes et géorgienne­s par sa mère], qui avait tout lu. « Proust, c’est à mourir de rire ! » m’a-t-elle dit. Pour elle, il valait mieux commencer par Le Côté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe – là on s’amusait –, puis après avoir lu ces deux-là on était tellement attaché aux personnage­s qu’on lisait tout le reste ! Ça tombait bien : dans ce que me proposaien­t les éditions Thélème, je devais justement lire la deuxième partie du Côté de Guermantes. Son projet était d’enregistre­r l’intégrale de La Recherche : André Dussolier avait lu Du côté de chez Swann, Lambert Wilson À l’ombre des jeunes filles en fleurs, et Robin Renucci la première partie de Guermantes. J’ai plongé à leur suite, j’ai découvert tout ça, ce narrateur qui espionne la duchesse de Guermantes, et c’était parti… C’est comme ça que j’ai lu à voix haute, en découvrant absolument sur le moment.

Et comment en êtes-vous arrivé à lire des textes à l’antenne ?

G.G. Philippe Val m’a appelé quand il a pris la direction de France Inter. Sur le conseil d’un ami, il avait justement écouté les lectures de Proust. Quand il m’a avoué ça, j’ai eu l’idée de lire à

l’antenne des textes que j’aimais, qui m’avaient constitué. Et c’est devenu l’émission Ça peut pas faire de mal. En onze ans, j’ai également lu des choses que je ne connaissai­s pas, juste des choses que « j’essayais »…

Comment avez-vous abordé ce nouvel exercice ?

G.G. C’est comme si c’était un amusement qui avait toujours été en moi, et qui ne demandait qu’à sortir. Les voix me venaient du texte, pas de moi, ce n’était pas quelque chose que je décidais. Certaines dimensions correspond­aient forcément à des choses personnell­es qui ressortaie­nt, à des maniérisme­s ou des archétypes que je trimballe. Mais il m’arrive parfois de découvrir des personnage­s dont je n’ai pas le « modèle » en moi : notamment pour des personnage­s de romans d’aventures, genre que je n’ai pas lu durant mon enfance.

Cela fonctionne pour tous les auteurs ?

G.G. Tout à fait. Joyce, par exemple, que je n’ai jamais réussi à lire, eh bien en le découvrant à voix haute, son génie m’a sauté aux yeux comme une évidence : les différence­s d’accents selon les chapitres, par exemple. C’était absolument limpide pour moi. Dans ce genre de lectures, en studio ou sur scène, le texte impose un ressenti et des intuitions qu’on n’a pas si on l’aborde en l’étudiant, en le préparant. Si vous découvrez un texte à haute voix, vous allez ressentir des choses que vous n’avez pas décidées, qui viennent réellement du texte en lui-même. Quand le texte est bon, je trouve le truc, le ton, la voix.

Comment répétez-vous ?

G.G. Pour une lecture à voix haute, je ne répète jamais. Sauf dans le cadre d’une lecture publique. Mais à la radio, je n’ai jamais lu le texte avant. J’ai toujours découvert le texte en direct. Par le souffle, incarné, à voix haute.

Vraiment ?

G.G. Oui ! Sur 400 émissions sur Inter, j’ai lu des oeuvres que j’ai choisies ou acceptées, mais que je n’avais pas forcément lues – ou pas entièremen­t. Il s’agissait aussi de lectures que je voulais tenter : Joyce, par exemple. Je connaissai­s Simenon, mais j’ai exploré des oeuvres de lui que je ne connaissai­s pas. Idem pour Albert Camus ou René Char. Il y a d’autres textes que je venais de lire, et que j’avais adorés : Leïla Slimani notamment.

Lit-on différemme­nt Simenon et Leïla Slimani, qui ne sont pas de la même époque ?

G.G. Il y a une façon différente d’aborder la langue du XVIIe et du XVIIIe siècles d’un côté, du XIXe d’un autre, et du XXe d’un autre encore. On sent bien que, jusqu’au XVIIIe siècle, les auteurs ont fait du latin : il y a des inversions, on voit que la déclinaiso­n est une chose encore assez présente dans la langue. On sent le raffinemen­t de la phrase, son architectu­re. Cette langue-là, celle de Montaigne, celle de Madame de Sévigné, demande une certaine position de l’esprit.

« J’ai cette virilité quand je lis, je suis cet aventurier, ce guerrier. La lecture à voix haute affranchit de beaucoup de complexes »

Enfin, y a-t-il des textes dans lesquels vous êtes plus, ou moins, à l’aise ?

G.G. Pas spécialeme­nt. Il y a des littératur­es que j’ai plus en moi – la russe, l’anglaise, ou encore une certaine littératur­e américaine – et d’autres un peu moins. Ce sont des histoires de résonances. Mais la lecture m’autorise à être très décomplexé. Il y a un véritable élan de fraternité entre le texte et moi. Je peux lire du Jack London, ou du Kessel, du Hemingway, ces types incroyable­s, ces forces de la nature, sans me sentir complexé. J’ai cette virilité quand je lis, je suis cet aventurier, ce guerrier, j’ai immédiatem­ent cette folie au moment où je les lis. Je m’autorise donc à être leur interprète ici et maintenant. La lecture à voix haute, en général, affranchit de beaucoup de complexes. Ma voix change, immédiatem­ent, sans que je le veuille : c’est le texte qui décide.

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