LES écrivains CONTEURS
Lire un texte sans le trahir est un art délicat. Lire son propre texte peut s’avérer plus risqué encore. Un exercice moins évident qu’il n’y paraît mais qui séduit toujours plus d’auteurs.
C’est une forme d’intimité qui, il y a peu, relevait encore du fantasme : votre livre préféré susurré à votre oreille par l’auteur en personne. Ses intonations, ses silences, la teneur exacte des répliques de ses personnages. Comme s’il s’adressait à vous directement, comme si vous étiez son confident. Petit pays, par Gaël Faye. La Tresse, par Laetitia Colombani. Au revoir là-haut, par Pierre Lemaitre. Réparer les vivants, par Maylis de Kerangal. Un nombre toujours croissant d’écrivains français se prêtent au jeu de l’enregistrement audio, suivant une tendance déjà répandue chez leurs confrères anglo-saxons. S’ils semblent les plus à même de restituer au plus près l’intention qui était la leur pendant le travail d’écriture, peu d’auteurs sont pourtant en mesure de lire eux-mêmes leurs ouvrages, un exercice généralement confié à un comédien ou une comédienne.Car lire un texte sans le trahir est un art délicat et plus physique qu’il n’y paraît.
une sensation de dédoublement
Écrivaine et directrice éditoriale de la collection de livres audio Écoutez lire (groupe Madrigall), Paule du Bouchet a récemment enregistré L’Annonce, son dernier roman, portrait en miroir d’une amie d’enfance dont elle apprend la disparition. « Lire à haute voix est extrêmement fatigant. Ne pas dire un mot pour un autre ou une lettre pour une autre, ne pas hésiter, anticiper les mots et leur sens, exige une forme de concentration qui se révèle vite épuisante. » Une concentration qui doit de plus s’accompagner d’une compréhension souterraine du texte, de son rythme, de sa signification, exercice auquel acteurs et actrices sont formés, habitués. « Nous proposons rarement aux écrivains de lire eux-mêmes leur texte, précise Laure
Saget, directrice du développement du livre audio chez Gallimard. À l’exception de celles et ceux qui en ont l’habitude, comme Christine Angot ou Constance Debré. Il s’agit d’un métier à part entière et on ne peut exiger d’un écrivain qu’il soit en plus un bon lecteur. »
La logique voudrait que les témoignages, les textes intimes écrits à la première personne soient portés par la voix des auteurs, mais leur charge émotionnelle est parfois telle que leur lecture doit être effectuée par une tierce personne. Ainsi l’enregistrement du Lambeau de Philippe Lançon, récit d’une reconstruction à la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo,
a-t-il été confié à l’acteur Denis Podalydès. « Les comédiens sont les médiateurs du sens d’un texte et de l’émotion qu’il véhicule », indique Laure Saget, qui ajoute : « La lecture à haute voix a la capacité de révéler la puissance poétique d’un texte, surprenante pour l’auditeur mais également pour son auteur. » « C’est un autre livre que l’on découvre quand il est lu à haute voix, même si on pensait le connaître par coeur, résume Paule du Bouchet. On peut avoir lu dix fois
L’Amant de Duras et le redécouvrir porté par la voix de Juliette Binoche. En tant qu’auteur, quand on écoute son propre texte mis en bouche, on découvre des choses qu’on ignorait avoir écrites, c’est à la fois troublant et fascinant. »
Cette sensation de dédoublement peut également surgir au moment de la lecture d’un texte par son auteur. « En enregistrant
L’Annonce, j’ai eu le sentiment de me cueillir arrivée à sa chute, que j’ai pourtant écrite, poursuit Paule du Bouchet. Beaucoup d’écrivains éprouvent cette forme de dissociation très surprenante. Quand on entend sa propre voix dire son texte, c’est comme si l’on entendait quelqu’un d’autre lire à notre place. C’est faire l’expérience du “je est un autre” rimbaldien. »